Cinéma du réel, mars 2012, 34e édition
par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°347-348, septembre-octobre 2012
La 34e édition du Cinéma du Réel, fin mars 2012, a montré plus de 200 films, au Centre Pompidou, au MK2 Beaubourg, au Nouveau Latina et au Centre Wallonie-Bruxelles.
La manifestation, parfaitement rôdée, présentait tous les films en VOSTF et avait invité nombre de réalisateurs. Son directeur artistique, Javier Packer-Comyn, animait aussi les débats.
À côté des films en compétition, on a eu droit à des hommages : à Raul Ruiz, Yann Le Masson, Mario Ruspoli et à un coup de chapeau au documentaire italien des années 70.
On a célébré les 20 ans de l’ACID, les 30 ans des Ateliers Varan, le cinquantenaire du Manifeste d’Oberhausen.
Alain Cavalier était là avec Irène et Pater.
Nous avons découvert de tout jeunes réalisateurs comme Xun Yu (récompensée par Marceline Loridan-Ivens).
Ainsi que des cinéastes indépendants comme le Britannique Dick Fontaine, auteur de films militants et de documents musicaux, presque expérimentaux, tel Sounds ?? (1966), chef-d’œuvre du genre, qui alterne des plans sur John Cage et une performance du poly-instrumentiste de jazz Roland Kirk, Orphée charmant une suite enfantine et les animaux du London Zoo.
Two Years at Sea de Ben Rivers (GB, 2011)
Ce s’inscrit dans la mouvance expérimentale et dépeint Jake, un vieux hippie qui vit on ne sait trop où, à l’orée de la forêt, seul avec son chat dans un bric-à-brac. Des objets de rebut se dégage une aura poétique que Rivers saisit au moyen du 16 mm en noir et blanc, en jouant, comme un peintre, sur un dégradé de gris. La pellicule vit, avec ses imperfections, ses miroitements, sa texture particulière. Avec cet autoportrait de l’artiste as an old man, on retrouve l’âge d’or du documentaire anglais des années 30-40.
Soreiyu no kodomotachi (Children of Soleil) de Yoichiro Okutani (Japon, 2011)
C’est le portrait d’un autre irrédentiste. M. Takashima, le héros du film d’Okutani, tempête sans cesse contre les injustices dont il se croit victime. Ce gueux aux allures de dandy vit sur un bateau amarré à un canal, en plein Tokyo.
La caméra se focalise sur cette marge qui devient le centre de l’action, le royaume d’un prince déchu, exclu et anachronique. La municipalité voudrait se débarrasser de ces vestiges et récupérer ses rives. Notre homme affronte l’adversité et résiste à sa façon : en maintenant les bateaux en parfait état de marche. Ses seuls amis sont des chiens, Jackie et Soleil. Nul doute que l’auteur du film a dû faire preuve d’une patience et d’un tact infinis pour gagner la confiance d’un tel personnage. On n’oubliera pas de sitôt l’intraitable Takashima !
Ils interrogent le rapport de la jeunesse à l’histoire récente du pays.
Self-Portrait : at 47 de Zang Mengki (Chine, 2011)
Le film fait partie du projet "Folk Memory" consistant à enregistrer des témoignages d’"anciens".
La jeune vidéaste a choisi de retourner dans le village de son grand-père, qu’elle veut questionner sur la famine de 1958-1961, à peine mentionnée par les manuels d’histoire, mais qui causa des millions de morts. Devant le silence gêné et gênant du village, l’artiste propose un autoportrait, ce en quoi le film nous paraît hors sujet.
Dao lu (Pathway) de Xu Xin (Chine, 2012)
Si le titre anglais est Pathway, l’idéogramme dao signifie "voie" ou bien "voix". C’est la voix de Zheng Yang, douce et apaisante, que l’on entend pendant les 112 minutes de projection.
Ce vétéran de la guerre sino-japonaise confie, avec retenue et sur un ton dépassionné, sa longue marche à travers le siècle : son adhésion au Parti communiste, le conflit lui-même, la prise du pouvoir par Mao dont il était proche.
Les livres qui l’ont marqué et des photos sur la prise de Nankin illustrent son propos. Quand il évoque la période des purges, son émotion monte : il parle de sa femme morte en déportation, du blâme qu’il reçut pour l’avoir qualifiée à son enterrement de "bonne camarade" et de ses humiliations lors de la Révolution culturelle. Il accepte sa vie comme une série d’épreuves qu’il ne comprend pas toujours, comme le Tao Te King. Dao Lu n’a rien d’une fresque historique : comme dans la peinture chinoise que pratique Xu Xin, "c’est la tension sereine qui domine."
The Vanishing Spring Light de Xun Yu (Chine-Canada, 2011)
Xun Yu s’est rendu dans la province du SiChuan, connue pour ses traditions, et y a filmé la ville de Dujiangyan.
Des montagnes verdoyantes, une rivière, des pagodes et une rue : West Street, ainsi qu’il nous l’a confié, est "quelque chose de simple, mais en même temps plein de vitalité. Poser le pied dans cette rue était comme rendre visite à un matin d’enfance".
Xun Yu s’y est installé deux ans, filmant chaque jour et sa caméra est "devenue invisible".
La rue doit être "réhabilitée", la région ayant décidé de jouer la carte du tourisme. Progressant par cercles concentriques, la caméra s’approche de la grand-mère Jiang, propriétaire d’un salon de mah-jong. Celle-ci se plaint de ses enfants qui la laissent seule, et de sa santé. L’auteur tisse avec le passé le lien que les autres cinéastes ne sont pas en mesure d’établir et s’inscrit dans ce que les Bouddhistes appellent le "cercle de la vie".
Espoir-Voyage de Michel K. Zongo (Burkina faso-France, 2011)
Ce film burkinabé, déjà vu à la Berlinale, conte, à la première personne, un voyage en Côte d’Ivoire, sur les traces d’un frère disparu. Il explore ainsi les chemins des migrations interafricaines avec ses autocars bondés et ses haltes. La migration est à la fois une nécessité économique et un rite de passage au Burkina-Faso : on part (en Côte d’Ivoire, l’ancienne colonie française) pour prouver qu’on est un homme. Le film ressortit au rite mortuaire : retrouver la trace du frère, c’est apaiser son esprit et mettre un terme à une errance infinie.
Habiter-Construire de Clémence Ancelin (France 2011)
La route, et les transformations qu’elle induit, est aussi le thème de ce film. Une route d’environ 1000 kilomètres doit relier N’Djamena, capitale du Tchad, à Abéché, proche de la frontière du Soudan. Nous n’en verrons qu’une petite portion. Construire, c’est détruire un environnement où des nomades connaissent chaque arbre et toutes les pistes, même de nuit.
Dès que le chantier commence, les nomades disparaissent et une société de classe se met en place qui se distingue par sa façon d’habiter : les expatriés français dans un univers pavillonnaire avec tout le confort, les cadres africains dans des containers métalliques avec un confort moindre, les techniciens dans de petites baraques où ils peuvent amener leur famille. Les ouvriers qui travaillent sur le chantier vivent à cinquante kilomètres et sont acheminés en bus.
D’autres encore s’installent sur le bord de la route, y ouvrent une échoppe ou une buvette. Car la route est un mirage. Les villageois, qui sont en général des femmes seules avec leurs enfants, continuent à monter leurs cases de paille et à trouver leurs ressources dans la brousse "où tout est gratuit". La cinéaste ne juge jamais, elle interroge avec une grande sensibilité les hommes et les femmes qui sont acteurs, témoins, bénéficiaires et victimes de ce bouleversement. Chaque rencontre donne lieu à un beau portrait.
Le Camp de Jean-Frédéric de Hasque (Belgique 2012)
Là, on prend le parti de déconcerter le spectateur : on se trouve dans un lieu qui pourrait être un village et dont la localisation ne sera donnée que dans le générique de fin. Ici, pas d’interviews, fort peu de paroles, on voit des gens construire des murs de terre à mains nues, arroser, planter. On apprend par des images sur un ordinateur que le camp (dont on ne voit jamais les murs) a été attaqué, une émission de télévision, captée au vol, évoque des troubles lors d’élections au Togo.
On remarque qu’il y a peu de femmes, que personne ne mange ensemble. Sinon, rien pour nous mettre sur la piste. À part une impression d’ y être sans y être, d’être nous-mêmes, les spectateurs, déplacés, dans un no man’s land, réduits à attendre. Un sentiment de malaise que l’on ressent presque physiquement.
Mur de Simone Bitton (France, 2004)
Ce mur est décrit, en de longs travellings : la "barrière de séparation" censée protéger la population israélienne "d’infiltrations terroristes" en Cisjordanie. Le film interroge les deux parties. Les propos des jeunes Palestiniennes contrastent avec ceux d’un général israélien détaillant technocratiquement la construction du mur qu’il justifie par des raisons de sécurité et le droit du plus fort.
Five Broken Cameras de Emad Burnat & Guy Davidi (France-Israël-Palestine, 2011)
Le village de Bi’lin, à l’ouest de Ramallah, est choisi comme point fixe pour montrer cinq ans d’une lutte qui a toujours cours, emblème et point de ralliement d’une solidarité avec des activistes venus du monde entier.
Ici, pas d’interviews, mais encore un récit à la première personne. Emad Burnat, un paysan spolié de sa terre, est l’œil et la voix du film.
Des géomètres prennent les mesures dans son champ d’oliviers, suivent les bulldozers et les excavatrices. Arrivent les jeeps et les soldats. Au loin, la colonie israélienne grandit. Le film montre les Palestiniens à la fois protagonistes et acteurs : frères et cousins, amis et voisins, enfants et adolescents, luttent à mains nues face à des soldats lourdement armés. Chaque vendredi, une manifestation est organisée devant le mur, et le même scénario se reproduit : les villageois s’adressent directement à l’armée, l’apostrophent et celle-ci leur répond par des fumigènes, des balles de caoutchouc, ou même réelles. L’image vacille, se fractionne, s’interrompt.
Earth de Victor Asliuk (Biélorussie, 2011)
Ce court métrage traite de l’exhumation de cadavres enfouis depuis la Seconde Guerre mondiale en Russie, localisés grâce au détecteur de métaux. Chaque squelette est déposé dans un cercueil orné d’une croix et réenterré.
Dusty Night de Ali Hazara (Afghanistan, 2011)
Court métrage également : après la guerre, la nuit tombée, des hommes munis de balais luttent de façon absurde contre le sable qui recouvre une des artères de Kaboul. On distingue des ombres entre les phares éblouissants de voitures roulant à vive allure. Les balayeurs prennent des risques insensés pour effectuer ce travail de Sisyphe.
Autrement, la Molussie de Nicolas Rey (France, 2012)
En 1930, le jeune Günther Stern, à qui son rédacteur en chef reprochait d’écrire trop d’articles, répondit : "Appelez-moi autrement". Nennen Sie mich anders ! Son nom de plume est trouvé. C’est à peu près à cette date qu’il commence à travailler à un roman sur les mécanismes du fascisme qu’il situe dans un pays fictif, dominé par un régime totalitaire, la Molussie. Bien lui en prit, car il trompa ainsi la vigilance des sbires nazis qui crurent qu’il s’agissait de contes orientaux.
En exil à Paris, il tenta de faire publier le manuscrit par Manès Sperber, qui le lui rendit avec ces mots "Selon vous, c’est dans la ligne ?"
Die Molussische Katakombe, où des prisonniers se transmettent des histoires pour continuer à vivre, ne sera publié qu’en 1992, dans l’Allemagne réunifiée.
Mais les lecteurs du philosophe sont familiers de ce pays mentionné dans ses réflexions sur la société industrielle, sur la technique ou sur l’État atomique.
Nicolas Rey n’a pas lu le livre (qui n’a pas été traduit en français), car il ne sait pas l’Allemand. Il s’est approché du texte par le truchement d’amis germanophones qui lui en ont sélectionné et traduit des passages, ces dialogues de prisonniers que l’on pourrait comparer aux Histoires de Monsieur Keuner de Bertolt Brecht.
Il a d’abord travaillé la bande son, constituée par les textes, lus en allemand par Peter Hoffmann (et sous-titrés) : Interlude, La Concurrence, Prouver ne prouve rien, Positif-Invisible, Brouillon d’un Rêve, Ah, l’héritage, etc. par d’un fond sonore - généralement des vrombissements de moteurs. La bande image, traitée de façon disjointe, est faite de déambulations où la caméra est tendue "comme un miroir le long d’un chemin" à travers des paysages que les humains ont désertés : sites industriels, un port, la montagne, beaucoup d’herbes folles.
On pourrait être en France, à juger par la signalétique.
Mais c’est une terre inhabitable, altérée, déréalisée par le support, une pellicule argentique périmée, dont les couleurs ont irrégulièrement pâli. S’ajoutent différents procédés, bricolés par l’auteur, la caméra toupie qui pivote sur l’axe de prise de vue et le zéphyrama, une caméra mécanique entraînée par des pales d’éolienne et qui rappellent le dispositif de La Région centrale de Michael Snow.
Chacun risque de voir la Molussie autrement. Car les neuf bobines qui constituent le film passent selon un ordre aléatoire, tiré au sort par le projectionniste, suivant la méthode préconisée par John Cage.
Chacun fera son film, selon qu’il prêtera attention au texte, éblouissant d’intelligence, ou qu’il se laissera porter par des images d’une étrange beauté.
Ou encore, il guettera, dans les dialogues philosophiques, une réflexion qui l’aidera à décrypter l’image.
Le cinéaste fait appel à la concentration du spectateur autant qu’à son imagination. Mais toujours quelque chose semble nous échapper. Nicolas Rey pose la question du médium et du message. Celle des machines, dont il refuse la dictature, préférant travailler comme un artisan, souhaitant les comprendre, les réparer, jouer avec elles. Des machines "à hauteur d’homme". En cela, il rejoint par sa pratique les réflexions théoriques d’Anders sur "la honte prométhéenne" de l’homme sans cesse poussé à se déconsidérer par rapport à des machines, toujours plus parfaites.
Le Cinéma du Réel a couronné un film sur un pays qui n’existe pas !
Réjouissons-nous de ce choix.
Et félicitons-nous de ce que la question du formatage de l’œil et de la pensée ait été posée. La technique démocratise, certes, l’acte de filmer, mais entraîne un risque de standardisation.
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°347-348, septembre-octobre 2012