par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe
Sélection officielle de la Berlinale 2024
Sortie le mercredi 20 mars 2024
Nul n’ignore Christine Angot. C’est comme ça. Elle est partout, dans la presse, dans les prix littéraires, dans les procès, dans les polémiques, dans le monde du théâtre. Elle est agressive, en grande agitatrice de talent, elle vit dans la guerre, mais elle règne sur le "spectacle". Cette situation dure depuis la parution, en 1999, de son sixième roman L’Inceste, qui défraya la chronique, quand elle eut 40 ans, il y a 25 ans. Elle y raconte sa vie de façon à la fois vaillante et provocante, avec un regard parfois carrément clinique. Dans ses 21 romans, de façon plus ou moins explicite, fictions ou autofictions, le thème du viol et de l’inceste est récurrent (1). Son premier fim, Une famille, sort sur les écrans.
D’une certaine façon, Christine Angot est une femme historique. Pas parce qu’elle fait du bruit, mais parce que sa vie même est comme un symptôme, soudain aveuglant, de la nature du patriarcat. Elle est née en 1959, d’une mère juive simple aux origines compliquées et d’un père catholique de famille aisée d’origine allemande, qui est parti illico fonder ailleurs un nouvelle famille. Après l’avoir longtemps refusé, il a quand même fini par la reconnaître quand elle a eu 13 ans, et elle a, alors, fait sa connaissance. Chaque fois qu’elle allait le voir, il l’a régulièrement violée pendant trois ans. Elle a vécu cela de plusieurs façons, mais la plus prégnante a été la honte et l’humiliation. Pour ce père qu’elle admirait, elle n’était donc qu’une enfant de seconde zone, comme sa mère avait été une femme méprisée et abandonnée. Très vite, elle a pressenti que ce déshonneur infligé par ce père qu’elle aimait trouverait une suite naturelle dans un affront social. Alors, longtemps, elle aussi a fait silence, comme les autres, et, sur le moment, elle a fait bonne figure, ce qu’il fallait pour survivre. Et puis, quand elle eut 26 ans, quand elle croyait avoir surmonté l’affaire, en rencontrant un homme et une certaine paix, elle s’est soudain effondrée, retour du refoulé, choc post-traumatique, psychanalyse, et surtout, écriture.
Cette histoire réunit tous les ingrédients de l’état de la société devenu destruction et tourment intérieurs. Il y a l’inceste et il y a le viol - l’inceste, c’est toujours un viol, rappelle-t-elle -, et les ravages qu’ils engendrent se superposent. Il y a aussi les rapports de classe entre ses parents, et son rapport au père - ce héros - connu tardivement, ce qui est toujours explosif (2), ainsi que l’ambivalence des sentiments véhiculée par ces deux amours meurtrières. Ce qu’elle écrit, tout au long de son œuvre, ce ne sont pas des romans sur l’inceste, mais l’inceste même, à quoi elle tente de donner une forme stable, cet abus de pouvoir fondateur qui la marque de façon quasiment héréditaire.
En 2021, elle retourne à Strasbourg pour une signature au Salon du livre de son dernier livre Le Voyage dans l’Est, qui revient encore sur son passé qui ne passe pas. Elle raconte que, pendant toutes ces années, elle n’a cessé de faire des signes à sa belle-mère et à ses enfants, sans jamais recevoir de réponse. Alors cette fois, elle décide d’y aller armée : avec une caméra.
J’en ai marre de parler de ça. J’en ai marre que mon travail soit envahi par ça, dit-elle. Sauf que "son travail", c’est ça justement, et ça l’a toujours été.... Son idée est simple, lumineuse même : il faut qu’elle sache ce qu’ils pensent, tous ceux qui savaient, sont restés silencieux et continuent leur mutisme. Avec l’aide de la grande cheffe op Caroline Champetier, elle va aller les voir tous, à commencer par la belle doche, dont elle force carrément la porte, qu’elle questionne et qu’elle filme face caméra, un dialogue improvisé, non écrit, vagabond, comme toutes les vraies scènes de la vraie vie. Cette fois la porte a été ouverte, alors que "toutes les portes des scènes d’inceste sont toujours fermées". C’est du pur cinéma-vérité. Son film se prolonge avec des conversations avec sa mère, son ex-mari, sa fille et des photos.
Son obsession, au long des années, a modelé sa vie et a pris de nombreuses formes littéraires et médiatiques. On peut se demander pourquoi rajouter un film. Bien sûr, elle n’y parle que d’elle, et cela irrite tous ses ennemis. Mais aujourd’hui, il faut mettre son œuvre et son comportement en perspective. Dans Une famille, elle est presque dans tous les plans du film, il n’y en a que pour elle, mais c’est aussi parce que c’est elle-même qu’elle interroge, inlassablement, et notamment sur son père, si brillant, mort en 1999, malade d’Alzheimer, bien commode.
Elle commence à vieillir, même si elle continue à avoir l’air d’une gamine. Ce n’est peut-être qu’avec ce film qu’elle s’est vraiment rendu compte, pour la première fois aussi clairement, qu’elle avait été une défricheuse, très solitaire, en quelque sorte, le "patient zéro" comme l’a qualifiée très justement une chroniqueuse (3). Et aussi que son travail nombrilique était d’utilité publique. "Le mélange du personnel et du social est très difficile à faire prendre et à exprimer", avouait-elle à Tobie Nathan (4). Pour les viols, et à plus forte raison pour l’inceste (5), tous ces crimes de pouvoir, il n’y a pas que les victimes et leurs prédateurs, qui sont concernés, il y a aussi tous les proches, tous les muets, tous les complices. C’est valable pour tous les cas de figure qui nous apparaissent peu à peu, dans notre société en mutation, que ce soit la mère de la jeune fille américaine envoyée à la soirée de Roman Polanski en 1977, ou la famille de Judith Godrèche. Christine Angot n’est plus seule, même si sa voix demeure unique (6).
Une famille est son premier film. C’est du Christine Angot pur jus, première pression à froid. Il n’est facile à comprendre que pour qui connaît son histoire. Si elle a été insupportable, répétitive, voire confuse parfois, elle aura été surtout admirablement persévérante. Dans la séquence finale avec sa fille, Léonore lui dit une phrase toute simple : "Je suis désolée de ce qui t’est arrivé". Leur explication sonne juste, réalisée à vif, comme la première scène du film, sans plans de coupe. Elle dira que c’est la première fois qu’on l’a regardée, et reconnue, elle et son fardeau. Il est possible qu’avec ce film lucide et violent, mal fichu, elle soit parvenue à crever l’abcès. Cela pourrait être aussi son dernier film, le travail personnel et le travail social ayant été, enfin, accomplis. Elle pourrait alors retourner à une écriture délivrée.
Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe
1. Le premier roman de Christine Angot, Vu du ciel, est paru chez Gallimard en 1990.
2. Selon l’expression de Tobie Nathan.
3. Léa Salamé sur France Inter, 14 mars 2024
4. "Christine Angot en consultation avec Tobie Nathan", 26 décembre 2023.
5. L’inceste, sujet anthropologique, philosophique et juridique, a une longue histoire, dans le monde et en France, où il n’est devenu un crime à part entière qu’en 2016.
6. Depuis 25 ans, notre société a changé, et ce que Christine Angot a commencé à dire et répéter à la fin du dernier siècle dernier était, alors, presque inaudible. Le mouvement #Metoo, initié en 2007, a éclaté en 2017 avec l’Affaire Weintein. Le Consentement de Vanessa Springora a paru en janvier 2020 chez Grasset. Le livre a été adapté au cinéma : Le Consentement de Vanessa Filho en 2023, une adaptation contestée par Christine Angot. La Familia grande de Camille Kouchner a paru en 2021 au Seuil.
Une famille. Réal, sc : Christine Angot ; ph : Caroline Champetier, Inês Tagarin & Hugo Martin ; mont : Pauline Gaillard (France, 2023, 82 mn). Documentaire.