par Hugo Dervisoglou
Jeune Cinéma en ligne directe
Sélection officielle de la Mostra de Venise 2023
Sortie le mercredi 3 avril 2024
Le film se passe en Turquie, en 1996. Riche adolescent, Ahmet est envoyé dans un pensionnat islamique ("yurt") par son père récemment converti. Tandis qu’il continue des études à son collège laïque et nationaliste, il tente de concilier ces mondes antithétiques.
De cette situation émane une forte tension dont la force à l’écran est accentuée par le fait que le récit débute aux côtés du héros en train de subir la rigidité des règles du milieu religieux sans explication. Ce hors-champs scénaristique permet à Nehir Tuna "d’indéterminer" les convictions et la franchise de ses personnages et d’offrir ainsi à voir un bestiaire d’individus ambigus, complexe. Cela permet aussi au spectateur de s’identifier avec aisance à un personnage qui, projeté dans un univers inconnu, a lui-même du mal à distinguer le vrai du faux.
La subtilité de l’œuvre, sachant que la puissance de cette ambivalence provient pour partie de la talentueuse distribution du film, réside donc dans le fait qu’elle évite tout jugement frontal sur l’un ou l’autre des deux mondes fréquentés par l’adolescent, tout en les renvoyant chacun à leurs responsabilités concernant l’état de la société. Le parcours d’Ahmet est utile à l’auteur pour faire transpirer les traces du fléau qui a attisé le fanatisme : les inégalités sociales.
L’efficacité de Yurt provient aussi du fait que le réalisateur épouse le point de vue d’un adolescent à peine pubère, enfantin par certains aspects et travaillé par des pulsions naissantes qui le mènent à se heurter au mur de l’intolérance et du dogmatisme à mesure qu’elles augmentent. La dynamique du récit se base ainsi sur le développement de l’appétit sexuel d’Ahmet, notamment pour une jeune femme de son école laïque, et sur l’admiration vouée à un élève de la "Yurt". La hausse du désir, d’autant plus fort que contraint, s’accompagne mécaniquement d’une hausse de la violence, surtout psychologique, à l’égard du jeune homme. Ce qui le pousse donc d’autant plus à se rebeller tout en prenant conscience de son statut de privilégié.
Esthétiquement, l’auteur emploie un superbe noir et blanc d’où naît la force symbolique de l’œuvre, en donnant l’opportunité à de somptueuses images lyriques de se déployer. Une nature organique de cette image présente lorsqu’elle magnifie les sensations de l’adolescent, permet, elle, d’ancrer d’autant plus le récit du point de vue d’Ahmet et de rendre palpable son aspect initiatique. Mais surtout, cela montre que les sensations physiques, la liberté corporelle, sont les meilleurs outils d’émancipation face aux faux-semblants idéologiques.
Ce mélange harmonieux du régime symbolique pouvant faire référence aux peintures de Michel-Ange, et du régime de la sensation intimiste, permet à l’œuvre de jongler avec aisance entre effets d’oppression et de sensualité. La musique achève l’ensemble et prend tantôt le relais de l’émotion, tantôt celui du symbole. Yurt parvient ainsi à montrer le lent déchirement de la société turque des années 90 tout en demeurant à échelle humaine.
Hugo Dervisoglou
Jeune Cinéma en ligne directe
Yurt. Réal, sc : Nehir Tuna ; ph : Florent Herry ; mont : Ayris Alptekin ; mu : Avi Medina ; déc : Abdul Vahhap Ayhan ; cost : Ayşenur Ünlü. Int : Doğa Karakaş, Can Bartu Aslan, Ozan Çelik, Tansu Biçer, Didem Ellialti (Turquie-Allemagne-France, 2023, 116 mn).