par Anita Lindskog
Jeune Cinéma en ligne directe
Sélection officielle du Festival international du cinéma méditérranéen de Montpellier 2023
Sortie le mercredi 24 avril 2024
Henri-François Imbert (1) raconte que le point de départ de son film est une invitation par le CERCIL (2) à assister à une visite-conférence sur les lieux du camp de Jargeau dans le Loiret. Il s’agit de l’un des camps d’internement administratif des "nomades", parmi la trentaine de ceux institués en 1940 par le Gouvernement de Vichy (3), dans lesquels des Tsiganes ont été enfermés. L’arrêté ordonnant cet internement stipulait que "les incessants déplacements des nomades leur permettent de surprendre [...] des renseignements importants qu’ils sont susceptibles de transmettre à des agents ennemis".
Le contrôle des "nomades", des "gens du voyage" (appellations administratives successives) était déjà soumis à autorisation de circulation et vérification d’identité via les carnets anthropométriques depuis 1912. À partir d’avril 1940, ils sont assignés à résidence, et ont interdiction de posséder des papiers d’identité quand ils sont français. Ainsi des milliers de Tsiganes, de nationalité française, furent-ils maintenus dans les camps et ce, bien après la fin de la guerre, dont plus de 700 enfants et 500 adultes au camp de Jargeau. Le camp n’a fermé qu’en décembre 1945.
La lecture émouvante par Hélène Mouchard-Zay, fille de Jean Zay (3), d’une lettre de Jeanne Ziegler, qui y fut internée pendant plus de cinq ans, donne la dimension de la tragédie vécue en ouvrant tout le champ de l’histoire de la guerre intégrant la place singulière des Tsiganes. Car la Seconde Guerre mondiale fut pour ce peuple, le temps d’une extermination (500 000 voire 600 000 morts Tsiganes dans l’Europe du IIIe Reich) sans équivalent dans toute leur histoire ancienne, pourtant lourde de persécutions policières et sociales.
Dans le film, la recherche et le voyage sont jalonnés par des documents d’époque, photographies et images du passé. Leur visualisation agit comme des déclencheurs de mémoire(s) invitant à regarder l’Histoire en face. Cette image du seul vestige du camp de concentration de Montreuil-Bellay (Maine et Loire) où 400 familles ont été internées, représentant quelques marches d’escalier, fait écho à la disparition du camp de Jargeau, qui, avec le temps, a perdu, comme tant d’autres, toute trace historique.
À partir de ces faits, de ces reconstitutions photographiques et topographiques, en reliant la parole institutionnelle et la parole citoyenne, le cinéaste prend le temps de la rencontre avec les personnages, les descendants, les familles des communautés gitanes et manouches à Agde et Montauban. Ensemble, ils tissent et retissent les fils historiques du passé et questionnent le présent des Tsiganes aujourd’hui.
Ainsi le président de l’Union française des associations tziganes (5) Eugène-Alain Daumas, revient sur son combat pour l’abrogation du livret de circulation définitivement aboli en… 2016, la libre circulation sur le territoire national, comme droit fondamental, alors que les gens du voyage se heurtent toujours à l’insuffisance des capacités d’accueil dans de nombreuses villes.
Il reçoit le réalisateur sur un terrain, avec liberté de passage, qu’il a acquis et qui accueille tous ceux qui souhaitent s’y installer. Deux enfants expliquent qu’ils se définissent comme des voyageurs auprès de leurs camarades d’école.
Et il y a Thierry Patrac, acteur de la vie de la communauté tsigane à Agde, qui après s’être inséré dans la vie de la commune en qualité d’animateur municipal, n’a de cesse de promouvoir la culture tsigane en organisant des concerts, en soutenant les activités artistiques, et en suscitant les motivations chez les plus jeunes. Nous le suivons au Mémorial de la Shoah en préparation d’un concert au Musée de l’immigration dans lequel il déclame.
Au fond, c’est bien l’un des enjeux du film que de produire des représentations pour le présent de la vie sans cesse réinventée de la communauté. Car, dans la tradition lointaine, le peuple tsigane n’est pas un peuple du souvenir, mais de l’oubli. Il y a plus de mille façons sur la terre de vivre avec les morts. Et c’est aux intéressés de choisir comment porter parmi nous, les Gadjé (6), ce qui leur est advenu lorsque nous les croisons.
Le temps du voyage a ceci de remarquable, qu’il emporte absolument le spectateur dans le regard du cinéaste. En effet, en se mettant en scène au travers de la narration par sa propre voix relatant son enquête, en allant à la rencontre et l’écoute des autres, Henri-François Imbert inscrit son travail, sous forme d’un véritable journal filmé, dans un partage d’émotions, de poésie et de perceptions au présent. Cette immédiateté dans les relations nouées avec les divers protagonistes, affirme un cinéma débordant de vitalité, montrant d’abord l’autre dans sa vérité, son histoire et sa temporalité.
La sortie du film en salles est accompagnée de la ressortie de son deuxième film, No Pasaran Album Souvenir (2003), sur l’internement des réfugiés espagnols en 1939, vingt années après sa présentation à la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes. Ces deux films forment un dyptique sur l’internement durant la Seconde Guerre mondiale, avec comme protagoniste commun Jo Vilamosa, fils de républicains espagnols, qui contribue par son travail acharné de collectionneur à documenter les images et souvenirs des camps, et notamment celui d’Agde, initialement destiné aux réfugiés espagnols en 1939, puis devenu camp d’internement des Tsiganes en 1940.
Anita Lindskog
Jeune Cinéma en ligne directe
2. Centre d’étude et de recherche sur les camps d’internement du Loiret (CERCIL).
3. Le 6 avril 1940, un décret-loi du président de la République, Albert Lebrun, étend l’interdiction de circulation des Nomades sur la totalité du territoire métropolitain pour la durée de la guerre. Aux yeux du gouvernement, les itinérants constituent une menace pour la sécurité nationale et sont de potentiels espions à la solde de l’ennemi qu’il faut neutraliser par une action préventive. Le choix de la commune d’assignation suscite souvent plaintes et protestations de la part des populations locales. Immobilisées dans un périmètre réduit, les familles nomades ne peuvent alors plus pratiquer leurs différents métiers reposant sur la mobilité, ni vendre leurs services ou leurs marchandises auprès de la clientèle locale. Les Nomades assignés à résidence rencontrent très vite des difficultés économiques.
4. Jean Zay (1904-1944), ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts du Front populaire en 1936, assassiné par la milice française en 1944.
5. Union française des associations tziganes (Ufat).
6. gadjo, gadjé ou gadjos : les non-gitans.
Le Temps du voyage. Réal, sc, ph : Henri-François Imbert ; mont : Céline Tauss ; mu : Silvain Vanot. Avec Alain et Maria Daumas, Thierry Patrac, Bernard Landauer, Coral Ortiz, Hélios Azoulay (France, 2023, 86 mn). Documentaire.