par Andrea Grunert
Jeune Cinéma n°429, mai 2024
Sélection officielle en compétition de la Mostra de Venise 2023
Sortie le mercredi 1er mai 2024
L’Ombre du feu est divisé en trois parties. La première et la dernière sont tournées dans un bar à moitié incendié de Tokyo. L’action de la seconde se déroule en différents endroits, dans la région de la capitale. L’ultime scène se passe sur le marché noir. Un orphelin (Tsukao Oga), garçon d’environ 8 ans, sert de lien entre les différentes parties. De plus, un revolver joue un rôle-clef.
Le film de Shinya Tsukamoto est un inventaire de thèmes marquants des premières années de l’après-guerre au Japon. Il aborde la misère et le crime, les traumatismes et la violence, en recréant l’ambiance cauchemardesque dans laquelle les personnages font face à leurs angoisses et à leurs désirs. Le marché noir, le manque de nourriture, la prostitution et la syphilis font partie des phénomènes de l’époque. Les destinées des personnages témoignent de la réalité sociale du moment. Ce sont des déracinés, partageant le sort de maints Japonais après la défaite. Les femmes, obligées de vendre leurs corps pour survivre ou pour garantir celle de leurs familles, et les enfants qui ont perdu leurs parents, errant seuls dans les ruines, sont les témoins d’un temps marqué par les traces de la guerre. Il en est de même des soldats revenus des champs de bataille du Pacifique et d’Asie, rejetés par leurs compatriotes qui les méprisaient à cause de la défaite et, ayant pris connaissance des crimes de guerre, rejetaient tous les torts sur eux.
La jeune femme (Shuri), qui vit dans le bar abandonné comme une séquestrée, sans jamais le quitter, se prostitue. Un de ses clients est un jeune instituteur (Hiroki Kono), rentré du front. C’est un personnage doux et timide qui prend soin de la femme et cherche à enseigner les mathématiques au garçon. Pourtant, c’est aussi un menteur, car, au lieu de chercher du travail pour payer les services de la prostituée, comme il le promet à plusieurs reprises, il traîne dans les rues. Son épuisement et son désespoir rappellent l’état de léthargie répandu alors chez de nombreux Japonais et connu sous le terme kyodatsu jotai (littéralement "état de vide" ou "état de faiblesse"). Plus tard, il est montré dans un tunnel sous les rails près du marché noir, lieu sordide où lui et d’autres soldats démobilisés ont trouvé refuge. Ces hommes, aux visages noirs de saleté, portant encore leurs uniformes - leurs seuls vêtements - sont pris dans un état d’inertie. Leur agonie rappelle les soldats de l’armée impériale défaite qui, trop faibles pour continuer leur chemin sur l’île de Leyte, attendent la mort à côté des routes, ou dans la jungle des Philippines, comme le montrent Kon Ichikawa dans Les Feux dans la plaine (1959) et Shinya Tsukamoto dans son remake du film (2014). En revanche, le petit garçon, pourtant traumatisé, lui aussi, est actif et lutte pour survivre dans Tokyo presque complètement rasée par les bombardements américains, ainsi qu’elle apparaît dans une vue à vol d’oiseau dans L’Ombre du feu. Comme tant d’autres enfants qui ne pouvaient compter que sur eux-mêmes, il n’hésite pas à voler.
La première partie est entièrement filmée dans le bar délabré. Quelques plans de très courte durée offrent des vues sur l’extérieur et les ruines de maisons détruites par des bombes. L’action se concentre sur les trois personnages. Un quatrième, secondaire, est le souteneur de la femme, qui lui apporte de l’alcool pour ses clients. La prostituée renvoie l’enfant à plusieurs reprises, mais finit par tolérer sa présence. De même, elle accepte les promesses du soldat de lui payer ses services dès qu’il aura de l’argent. Les trois commencent à vivre comme une famille. Le soldat enseigne l’algèbre au garçon et joue avec lui. L’enfant se conduit pour la première fois comme un véritable enfant, détendu et joyeux. Mais l’idylle n’est que de courte durée. Les bruits d’explosions venant du marché noir tout proche font ressurgir les souvenirs de la guerre chez le soldat qui, de plus, est traumatisé d’avoir perdu sa famille pendant un bombardement. Il cauchemarde, gémit et tremble comme une feuille. La violence qu’il a vécue le rattrape. Il viole la prostituée et frappe l’enfant, l’expulsant par la fenêtre. La jeune femme continue de s’occuper du garçon après le départ du soldat, mais, incapable de surmonter ses propres traumatismes, le chasse en lui disant cruellement qu’elle ne l’aime plus. L’orphelin vit de nouveau une situation de perte, comme celle que la femme a subie en perdant son mari, mort en combattant dans un pays lointain, et son enfant.
Le garçon quitte la femme pour accompagner un homme rencontré sur le marché noir à qui il a proposé le revolver. Une longue séquence le montre avec l’homme (Mirai Moriyama) à la campagne où ils sont les témoins de la misère omniprésente. Ils rencontrent des gens à la recherche de nourriture et aussi un homme hurlant derrière les grilles d’une fenêtre, sans doute un ancien soldat devenu fou à la suite des horreurs vécues pendant la guerre. L’homme que l’enfant accompagne est, lui aussi, en proie à des souvenirs de guerre qui le hantent. Son intention est de se venger d’un de ses anciens officiers qui avait contraint ses subordonnés à tuer des prisonniers. Quant à lui, il a dû abattre un de ses camarades qui s’était opposé aux ordres dudit supérieur.
Shinya Tsukamoto renonce aux flashbacks et se contente d’un échange de paroles entre l’officier et son ancien subordonné pour évoquer le passé. Cet officier, habitant une grande maison et dînant paisiblement avec son épouse semble avoir effacé la guerre de sa mémoire. Contrairement aux deux soldats du film, il s’est arrangé avec le nouveau temps, le nouveau Japon dans lequel les crimes de guerre étaient souvent refoulés. De même, le film suggère que c’étaient souvent les simples soldats qui étaient condamnés à la place de leurs supérieurs, tandis que les véritables coupables réussissaient à échapper à la justice. L’ultime séquence montre le petit garçon sur le marché. Comme le policier Murakami, joué par Toshiro Mifune dans Chien enragé de Akira Kurosawa (1949), il marche dans les ruelles du marché d’Ueno, un quartier de Tokyo, établi au long des voies de chemin de fer. Akira Kurosawa, captant le chaos des rues bondées et la misère du lieu et de l’époque, a fait filmer la scène avec une caméra cachée, suivant Murakami pendant environ huit minutes.
Shinya Tsukamoto révèle, lui aussi, les activités du marché noir, témoignant à la fois de l’esprit vif des vendeurs et du désespoir des autres. Ainsi, le petit garçon n’a-t-il pas les moyens de se procurer des médicaments pour l’ancien enseignant qu’il a retrouvé dans un tunnel sous les rails. Le réalisateur réussit à créer l’ambiance cauchemardesque de ce lieu sombre et sordide. Le rôle-clef du revolver évoque Chien enragé qui raconte la quête obsessionnelle de Murakami de son arme de service volée. C’est avec cette arme que le voleur tue une femme, augmentant le sentiment de culpabilité du policier.
Dans L’Ombre du feu, la prostituée demande d’abord au garçon de cacher le revolver qu’il a trouvé à côté d’un soldat suicidé. Pendant la scène de la dispute entre l’ancien instituteur, la femme et le garçon, les trois se servent de l’arme comme moyen de protection ou de menace quand, par exemple, le garçon pose le revolver contre la tempe de l’homme enragé pour qu’il lâche la prostituée. Plus tard, l’inconnu du marché noir menace son ancien officier avec le revolver et tire plusieurs fois sur lui sans être capable de le tuer. Il abandonne le blessé dans la forêt nocturne, loin de sa demeure, mais demande au garçon d’avertir la femme de sa victime pour qu’elle puisse venir retrouver son mari.
Le revolver n’est pas le seul lien entre Chien enragé et L’Ombre du feu. Dans le film de 1949, la prostituée Ogin, en regardant le ciel nocturne, suggère que, malgré la pression qui pèse sur la société japonaise, il y a aussi une liberté nouvelle : "Depuis les vingt dernières années à peu près, j’ai complètement oublié que ces étoiles étaient si belles". Dans L’Ombre du feu, c’est l’officier qui regarde les étoiles et dit à son ancien subordonné : "Regardez toutes ces étoiles ce soir. Je n’ai pas regardé le ciel depuis mon retour". Son attitude est celle d’un homme en paix avec lui-même, contrastant avec celle du soldat tourmenté par la culpabilité. Contrairement à l’homme du marché noir, l’officier refuse de prendre conscience de ses crimes.
La mise en scène de Shinya Tsukamoto diffère beaucoup de celle de Akira Kurosawa. L’Ombre du feu est très visiblement une production à petit budget, qui contient cependant des moments intenses et fait preuve du soin porté au détail. Le huis clos de la première partie, dominée par des gros plans et des plans rapprochés et des images de l’espace dégradé, crée un sentiment d’instabilité et de claustrophobie qui fait ressentir la situation des personnages, prisonniers de leur sort. Le manque de couleurs vives renforce l’ambiance de désespoir. La misère est aussi bien matérielle que psychique. Après avoir laissé l’officier en vie, l’ancien soldat dit que la guerre est finie. Pourtant, elle a laissé des traces non seulement sur les bâtiments, mais sur le psychisme des protagonistes qui, comme les deux soldats démobilisés, n’arrivent pas à se défaire de leur sentiment de culpabilité. L’existence du revolver symbolise la violence qui continue de hanter la société japonaise. À la fin du film, l’enfant disparaît dans la foule du marché noir, comme absorbé par elle. Va-t-il survivre ? Et comment ? Serait-il parmi ceux qui cherchent à oublier le passé violent qui ne cesse de planer sur la nation ?
Andrea Grunert
Jeune Cinéma n°429, mai 2024
L’Ombre du feu (Hokage). Réal, sc, ph, mont, prod : Shinya Tsukamoto ; mu : Chu Isjikawa ; déc : Yoshiaki Nakajima & Masako ; cost : Sho Sasaki. Int : Shuri, Mirai Moriyama, Oga Tsukao, Hiroki Kono, Go Riju, Tatsushi Omori (Japon, 2023, 95 mn).