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Kermadec, Liliane de (1928-2020) (e)
Entretien avec Monique Portal
publié le mercredi 8 mai 2024

Rencontre avec Liliane de Kermadec
À propos de Aloïse
Jeune Cinéma n°87, mai-juin 1975


 


Jeune Cinéma : Pourquoi avoir choisi Aloïse Porraz plutôt qu’une autre artiste - éventuellement un homme - subissant le même destin ?

Liliane de Kermadec : Pourquoi Aloïse plutôt qu’un homme ? C’est clair. Je suis une femme et je m’intéresse plus au destin d’une femme. Les hommes ont beaucoup parlé, ils ont beaucoup parlé des hommes, ils ont aussi parlé des femmes...
Mais je n’ai pas choisi Aloïse, je l’ai rencontrée. Je ne crois pas qu’on choisisse un sujet. En ce qui me concerne, je rencontre des sujets, j’en rencontre beaucoup, et puis il y en a qui résistent à l’effort qu’il faut pour les mettre en route, il y en a qui ne sont pas assez solides. C’est comme dans la vie : il y a des rencontres qui sont des aventures, des liaisons, des passions...

J.C. : Voyez-vous Aloïse comme une victime de la société ? Ou bien est-ce que sa maladie est congénitale ?

L. de K. : Bien sûr c’est une victime de la société. Je ne dis pas qu’il n’y ait pas des êtres plus fragiles que d’autres, plus sensibles à l’oppression du monde extérieur - ce qui en fait de meilleures victimes... Chez Aloïse il y avait une énergie exceptionnelle, elle était surdouée, donc elle pouvait encore moins accepter ce destin "petit" qui lui était proposé par le milieu dans lequel elle vivait.


 

J.C. : Aloïse, au moment où elle entre dans le domaine de la création, pouvait-elle sortir de l’hôpital psychiatrique ? Est-ce que vous posez là la situation de l’artiste dans la société ?

L. de K. : La situation d’Aloïse et de beaucoup de gens dans les asiles - en tout cas à l’époque - c’était comme cela : finalement elle a repassé le linge de l’asile pendant une trentaine d’années. C’est une productivité, dans une société c’est rémunéré. En tant que peintre reconnue - ce qui était son cas à la fin de sa vie - elle avait une seconde raison de pouvoir vivre dans la société. Elle était doublement productive, elle avait réussi cet équilibre que peu d’entre nous réussissent, d’avoir une activité manuelle le matin et une activité créatrice l’après-midi. Finalement, à l’intérieur d’une prison, elle a réussi à inventer et à imposer aux autres un équilibre qui pour nous à l’extérieur aujourd’hui apparaitrait comme un équilibre parfait. Le problème de sa sortie de l’asile n’a jamais été envisagé. Elle était cataloguée comme "chronique" : qui dit chronique dit sans fin. En plus quand vous avez passé dix, quinze, vingt, trente, quarante années dans un asile, comment sortir ? Où sortir ? Où aller ?


 

J.C. : Comment avez-vous rassemblé la documentation sur Aloïse ? Quelle est dans le film la part de réalité et la part de fiction ?

L. de K. : Tout est vrai et tout est inventé, parce qu’on n’a jamais inventé que des choses qui sont arrivées certainement ailleurs. On ne peut inventer que de la réalité. Alors... le travail sur l’asile c’est vrai qu’il est venu de toutes sortes de sources : j’ai rencontré les gens qui ont connu Aloïse - des médecins, des infirmières. J’ai lu des livres. J’ai aussi été dans des asiles. J’ai entamé ça par tous les bouts. Le film est un ensemble de réflexions, d’observations. Il peut très bien arriver que, de la lecture d’un gros livre, il reste trois gestes, d’un récit il va rester un comportement... Une autre fois c’est l’imagination qui intervient : il y a, dans le film, un personnage qui est un personnage imaginaire, c’est le personnage de la grosse dame qui appelle son père, c’est un personnage qui tout d’un coup est "arrivé là" - je crois que les romanciers disent cela -, qui est arrivé de nulle part : je ne peux pas vous dire d’où elle vient.


 

J.C. : Votre caméra est extrêmement discrète... et pourtant l’émotion atteint le spectateur. Vous avez des secrets pour cela ?

L. d K. : Je me refuse à avoir une caméra terroriste ou agressive. Alors cela implique le refus de certaines techniques. Mais je suis une cinéaste... on ne peut pas dire naïve... mais un peu autodidacte : je n’ai jamais appris le cinéma à l’école, j’ai appris sur le tas en regardant tourner les gens, parce que j’ai été photographe de plateau. Un mouvement de caméra, c’est quelque chose qui vient en même temps que l’idée même de ce qui doit être dit ou de ce qui doit être montré. Je n’imagine pas inventer un dialogue et ensuite me demander comment je vais le tourner : tout doit venir ensemble.
Mais ça, c’est le rêve, c’est l’idéal. Quelquefois, on n’y arrive pas parce qu’on n’a pas vu le décor suffisamment tôt. Parce qu’il faut voir que ce film est fait dans des conditions matérielles extrêmement dures. Alors, si le décor ne se prête pas au découpage "rêvé", alors, tout d’un coup, il y a une contradiction... Quelquefois on arrive à trouver un autre mouvement qui veut dire la même chose, une correspondance qui n’aura pas la même forme mais qui aura le même sens, ça c’est le meilleur des cas. Et puis dans les plus mauvais cas on ne trouve pas cette correspondance, et tout d’un coup tout prend une autre signification ; alors ça, ce sont les moments ratés. Et puis il y a aussi les moments de bonheur où les ingrédients ne sont pas exactement les ingrédients prévus, mais au contraire, c’est le cadeau, il y a quelque chose en plus...


 

J.C. : Et y a-t-il une intention dans le choix des couleurs - généralement très sourdes ?

L. de K. : Cela se passe au début du siècle - la première partie. En ce temps là, il n’y avait pas encore l’électricité, on vivait dans des intérieurs qui étaient très sombres. J’aurais voulu faire un travail beaucoup plus sérieux et soigné sur l’éclairage. Mais cela, ça demande d’énormes moyens : on a adopté une solution intermédiaire dans laquelle la lumière est effectivement assez sourde, ceci pour donner le sentiment d’une époque où on ne vivait pas avec des néons, des lumières extrêmement fortes. Ensuite dans l’asile, il est bien évident que l’univers de l’asile n’est pas un univers éclatant, qu’on n’y trouve pas de couleurs. Et d’ailleurs quand j’ai découvert l’œuvre d’Aloïse, ça m’avait beaucoup frappé que, d’un univers fait de gris, de vert, de beige, de noir et de blanc, elle ait pu sortir, inventer un univers de couleurs tout à fait autre. Ce qui prouve bien que son imagination créatrice ne provenait absolument pas du monde extérieur qui lui était proposé, dans lequel elle vivait, et que l’impulsion était complètement ailleurs.


 

J.C. : Comment avez-vous choisi (ou rencontré) Delphine Seyrig pour incarner Aloïse ?

L. de K. : C’était un gros problème de donner un visage à cette Aloïse qui en avait un, qui avait existé, dont j’avais vu des photos. Le rêve, dans ces cas-là, c’est toujours de trouver un visage inconnu : parce que les grands comédiens sont marqués par les rôles qu’ils ont interprétés déjà. Mais c’était un rôle si difficile qu’il fallait vraiment une actrice. À partir du moment où j’ai compris cela, eh bien ! c’était Delphine. Et maintenant je ne peux plus dissocier le visage d’Aloïse du visage de Delphine telle qu’elle est dans le film. Delphine n’est pas une star, Dieu merci, c’est une grande actrice, on ne peut même pas dire qu’elle donne à Aloïse un poids qu’elle n’avait pas, parce qu’Aloïse était à sa façon une star, même à l’hôpital. D’après les récits que j’ai recueillis à l’hôpital, des infirmières qui l’ont connue, c’était ce qu’on appelle "une belle femme ", elle était toujours extrêmement soignée et elle avait une sorte de force, de personnalité, qui faisaient qu’elle était un personnage à part même à l’intérieur de l’asile.


 

J.C. : Quels sont maintenant vos projets ?

L. de K. : J’en ai trop, j’ai envie de dire "à tous les prix" : parce que - c’est ça qu’on oublie trop souvent - il y a une censure économique qui est très éprouvante. Avant d’avoir même la moitié d’une idée, on se demande déjà ce qu’elle va coûter. À longue échéance, je pense à une contre-utopie féministe. Parce que j’ai découvert l’utopie, je trouve ça magnifique : c’est le moment où le rêve rejoint l’histoire. Nous vivons dans une utopie qui est en train de se casser la figure joyeusement. Pas si joyeusement que ça, en fait, et je voudrais, moi, rêver une contre-utopie, c’est-à-dire une utopie qui ne soit pas un système, mais qui soit inventée par des imaginations de femme. Cela est un travail de longue haleine et comme j’ai envie de recommencer à tourner très vite, je tournerais, dans l’entre-temps, un sujet économiquement plus simple qui serait un dialogue entre une mère et une fille... Et puis j’ai aussi un projet qui est l’adaptation d’un roman que j’aime beaucoup, un roman d’une femme qui s’est suicidée (1) il y a quelques années, la femme du peintre Belmer. Il s’appelle Sombre printemps. C’est le souvenir d’une enfance très onirique et érotique en même temps, et l’érotisme de l’adolescence et de l’enfance m’intéresse beaucoup...

Propos recueilis par Monique Portal
Jeune Cinéma n°87, mai-juin 1975`

* Cf. "Aloïse", Jeune Cinéma n°87, mai-juin 1975.

1. Unica Zürn (1916-1970), compagne de Hans Bellmer (1902-1975).
Unica Zürn, Dunkler Frühling, Leipzig, Merlin Verlag, 1969. Sombre Printemps, traduction de Ruth Henry & Robert Valaçay, Paris, Belfond, 1971.


Aloïse. Réal : Liliane de Kermadec ; sc : L.de K. & André Téchiné ; ph : Jean Penzer ; mont : Claudine Merlin ; déc : Michel Farge ; cost : Christian Gasc. Int : Isabelle Huppert, Delphine Seyrig, Marc Eyraud, Michael Lonsdale, Monique Lejeune, Julien Guiomar, Roger Blin, Jacques Debary, Roland Dubillard, Jacques Weber, Nita Klein, Hans Verner, Alice Reichen, François Chatelet, Fernand Guiot, Pascale de Boysson, José-Maria Flotats, Jeanne Hardeyn, Caroline Huppert (France, 1975, 115 mn).



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