par Henry Welsh
Jeune Cinéma n°104, juillet 1977
Sélection officielle en compétition du Festival de Chicago 1974
Sorties les mercredis 25 mai 1977 et 14 mars 2018
Depuis le Festival de Cannes de 1976, où on a pu voir son film Au fil du temps, Wim Wenders a acquis en France une notoriété. Alice dans les villes contribue à le faire apparaître comme un des plus importants jeunes cinéastes ouest-allemands. C’est peut-être le film le plus attachant de Wim Wenders, peut-être parce qu’il est le plus dépouillé, le plus épuré. De fait, ce n’est ni la complexité ni les rebondissements de l’histoire qui donnent au film son épaisseur.
On assiste, dans un premier temps, au voyage à travers les USA d’un journaliste allemand chargé de réaliser un reportage sur les villes américaines. S’il prend bien un certain nombre de notes qui sont plus des réflexions personnelles que des notes de reportage, son outil de travail, c’est essentiellement un Polaroïd avec lequel il photographie tout et n’importe quoi. Simplement, il accumule les images, comme dans la première scène du film où il fait plusieurs photos d’un rivage au coucher du soleil. Nous assistons à l’errance de quelqu’un qui ne trouve, dans cet immense grouillement, scintillement des villes qu’il traverse en voiture, que la solitude, l’absence de toute communication réelle. La radio et la télé, qui sont comme un reflet amplifié de cette solitude, lui sont insupportables. Au point qu’un soir, dans un motel, il brise un poste de télé, vitrine d’un monde inutile qu’il ne peut comprendre.
De retour à New York, il est contraint de rentrer en Allemagne. Le film prend alors un autre ton : les images de la solitude font place à celles de la rencontre. Et d’abord rencontre d’Alice et de sa mère Lisa. Puis rencontre d’une ancienne amie, allemande elle aussi. Le dialogue - peu important jusque-là - qui occupe cette scène va inscrire ce vagabondage sur un registre proprement philosophique. La quête de l’Amérique couvre en réalité la recherche éperdue de soi-même, de sa propre identité, et les photos ne sont là que comme preuve de l’existence, de la présence au monde de celui qui les prend. Ces réflexions se déroulent alors que la caméra nous montre sur une table le livre de Scott Fitzgerald, Tender is the night. Au moment de prendre l’avion pour Amsterdam, Lisa demande au journaliste d’amener Alice et de l’attendre là-bas. C’est alors que naît une amitié et une complicité extraordinaires entre cette enfant espiègle (merveilleuse Yella Rottlander) et cet homme mûr (Rudiger Vogler). À Amsterdam, ils attendent Lisa en vain et décident de partir à la recherche de la grand-mère d’Alice en Allemagne. Ils s’arrêtent un moment à Wuppertal, puis repartent vers la Ruhr.
Cette poursuite à travers l’Allemagne d’une grand-mère hypothétique va créer des liens presque filiaux entre les deux amis, avec des moments d’agacement, de découragement. Et même lorsque, en désespoir de cause, il ne reste plus qu’à confier Alice à la police, on a le sentiment qu’un vide se crée dans la vie de cet homme, un vide qu’il va tenter de combler en allant assister à un concert de musique rock de Chuck Berry. Finalement, il est très heureux de retrouver Alice qui a échappé aux policiers et de repartir à nouveau sur les routes - On the road again chante le juke-box du café où ils s’étaient arrêtés et où subitement Alice lui avait annoncé que sa grand-mère n’habitait pas Wuppertal.
Dans la Ruhr, ils ne découvrent pas la maison de la grand-mère même à l’aide d’une photo qu’Alice a retrouvée et qu’ils présentent aux gens qu’ils rencontrent. Au cours d’une baignade, Alice avec une ironie naïve va demander à une femme si elle pense que cet homme là-bas est son père - "Non, il est trop gras", répond la femme - "Et puis il touche tout le temps son nez", acquiesce Alice... C’est un des moments drôles du film où la complicité des deux leur permet de trouver gîte et nourriture chez cette femme touchée de leur entente. Complètement à sec - d’essence et d’argent -, ils décident de se rendre chez les parents du journaliste et d’attendre. Un enquêteur les retrouve et leur annonce que mère et grand-mère d’Alice sont retrouvées et qu’il doit mettre Alice dans un train pour Munich. Nous n’assistons pas à la séparation d’Alice et de son ami qui l’accompagne à Munich pour finir ce qu’elle appelle ses "gribouillages", qui retracent leur histoire.
Il faut retenir de ce film l’extraordinaire discrétion avec laquelle Wim Wenders a su rendre cette rencontre entre un homme perdu dans son voyage et cette fillette momentanément abandonnée. Il faut croire à cette complicité tendre et naïve parce qu’en chacun de nous existe à la fois cet individu lassé et cet enfant émerveillé. C’est parce que Wim Wenders, dans une interrogation sur l’identité, a réussi à nous faire sentir que cette dualité est le reflet de notre propre ambiguïté, et cela avec beaucoup de nuances et de fraîcheur, qu’Alice des villes entre dans notre cœur.
Henry Welsh
Jeune Cinéma n°104, juillet 1977
Alice dans les villes (Alice in den Städten). Réal, sc : Wim Wenders ; ph : Robby Müller ; mont : Peter Przygodda ; mu : Can. Int : Rüdiger Vogler, Yella Rottländer, Lisa Kreuzer, Edda Köchl, Ernest Boehm, Sam Presti, Lois Moran, Didi Petrikat, Hans Hirschmüller, Sibylle Baier (Allemagne, 1974, 110 mn).