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Wenders, Wim (né en 1945) (e)
Une leçon de cinéma, Cannes 1992
publié le jeudi 19 mai 2022

par Philippe Piazzo
Jeune Cinéma n°217, octobre 1992


 


Organisée en direction des lycéens et étudiants en cinéma et audiovisuel, la "leçon de cinéma" du 45ème festival de Cannes était tenue par Wim Wenders.
Devant un public nombreux, gonflé par la présence des journalistes et des cinéphiles, Wim Wenders est monté à la tribune pour cet "entretien" prévu pour durer deux heures et demie. Aveuglé par les lumières et incommodé par la chaleur, Wim Wenders a posé devant lui un petit ordinateur portable et s’est excusé : "J’ai préparé des notes. Mais ce n’est pas pour vous impressionner que j’ai sorti l’ordinateur mais simplement parce que je suis trop bête. J’ai oublié d’emmener le manuel de mon imprimante et quand j’ai essayé d’imprimer mes notes, le truc n’a imprimé que du chinois, des points d’interrogation, des chiffres et des étoiles, du blabla. C’était comme dans Tintin quand le Capitaine Haddock se met en rage et se met à gueuler. Alors je n’avais pas le choix..."
Ce sont ces notes, de loin l’aspect le plus intéressant de la leçon, que nous retranscrivons ici. Elles laissent place à la réflexion. À la fois sur le travail de Wim Wenders et sur la portée des images qui nous entourent.

Après avoir répondu aux questions générales du maître des débats - Michel Ciment, de la revue Positif - sur son itinéraire artistique et sur ses choix, Wim Wenders, ayant ôté sa chemise pour cause de surchauffe de l’éclairage - c’était une leçon qu’on voulut VOIR - se plia à la curiosité du public.

De questions plutôt stupides - "vous venez de faire tourner Gorbatchev, quel acteur est-il ?" -, aux questions bêtement personnelles - "j’ai envie de tourner des plans tordus, mon prof refuse. Qu’en pensez-vous ?" -, nous ne retiendrons que la superbe réponse muette de Wim Wenders.
Entre les mots diplomatiquement dispensés, le réalisateur posa sur la table une caméra vidéo qui se mit à filmer tous ceux qui l’enregistraient, l’interrogeaient, le filmaient depuis deux heures. Quand un photographe professionnel nonchalant, peu discret, agile et affairé se mit au pied de la tribune pour bombarder Wim Wenders de photos, celui-ci retourna aussi sec la caméra, en changeant l’angle pour filmer directement le capteur d’images.
Une leçon de cinéma de quelques secondes, muette et signée Wim Wenders.

P.P.



 

En ce qui me concerne, le titre est bien faux. Il donne l’impression que dans le cinéma il y a des choses à enseigner et des choses à apprendre. Ce n’est pas tout à fait vrai. En tout cas, moi, je n’y crois pas. Il y a en effet beaucoup à apprendre dans le cinéma, du cinéma. Cela ne veut pas dire qu’on puisse l’enseigner. Enfin, les choses que je saurais, moi, enseigner, seraient de nature technique. Sans plus. Ce seraient les aspects artisanaux de mon métier, ce métier que vous ferez plus tard.
Je ne pourrais donc parler que de l’artisanat : le cadrage, le découpage, les mouvements de caméra, le choix des objectifs. Je pourrais parler de la lumière. De toutes sortes de questions de mise en scène. À la rigueur, on pourrait encore parler de budget, de financement, de comment faire un plan de tournage. Mais tout ça, c’est de l’artisanat. Et l’artisanat, ce n’est que la matière brute. Ce ne sont que les instruments les plus faciles, ce n’est pas LE cinéma. Or, ici, on me demande une leçon DE CINÉMA.

Tout ce qui compte dans le cinéma est inexplicable. Pour moi, ça ne se laisse pas enseigner, j’en suis convaincu. Pourquoi suis-je ici alors ? Par une attitude de paradoxe. Comment pourrait-on apprendre le cinéma ? Par les yeux ? Non. Les yeux constatent mais ils ne comprennent pas. Alors par le cerveau ? Non plus. Parce que le cerveau analyse mais ne sent rien. Par le cœur donc ? Même des émotions mais il est aveugle. C’est donc avec l’ensemble des yeux, du cœur et du cerveau qu’on pourrait commencer à voir au cinéma. Donc commencer à apprendre.

Mais qu’est-ce qu’on pourrait apprendre ? Le regard ? Le regard même ne fait pas le cinéma. Tout le monde sait regarder mais tout le monde ne fait pas de cinéma (heureusement d’ailleurs). Si le regard est indifférent, qu’est-ce qui le rend différent ? À mon avis, ce n’est que l’attitude de celui qui regarde qui détermine ce regard.

Par exemple, il y a le regard d’amour. Il ne s’apprend pas, bien sûr. Il arrive entre les amoureux, entre parents et enfants, envers les objets, les animaux. Même en regardant un paysage, si vous êtes un grand peintre. Dans ce cas-là, c’est l’amour qui regarde, qui est le regard, qui le fait.

Il y a par exemple le regard de la tendresse. Il est un peu plus distant que le regard d’amour. Il est peut-être un peu plus possessif quelque fois. Vous devez tous le connaître, ce regard ; vous devez en être capable. Puis il y a le regard interrogateur, qui s’intéresse surtout à la vérité d’une chose, à son évolution, à ses circonstances.

Il y a le regard de légèreté. Un regard qui rend le monde et ses objets légers et même quelquefois drôles. Et puis il y a le regard où tout pèse un peu plus lourd. Il y a aussi plein d’autres regards. Je les appelle "les autres" : le regard cynique, de mépris, de dégoût, d’indifférence, etc... On ne va pas perdre trop de temps avec eux.
Tous ces regards ne s’apprennent pas. Sauf évidemment par la vie. Je veux dire qu’il n’y a pas d’école pour le regard donc il n’y a pas de leçon.

Vous êtes né avec votre regard (ou vos regards, au pluriel, si vous êtes capables de varier) et vous avez appris votre regard de la vie. Mais le cinéma justement, ce n’est pas la vie. C’est plutôt, dans le meilleur des cas, un reflet de la vie, un reflet dans un miroir. Le cinéma c’est dans les yeux, la tête et le cœur (et j’ai oublié l’estomac) qui regardent ensemble dans un miroir et qui, ensemble, cherchent dans la mémoire avec une certaine disposition une attitude. C’est un acte complexe et à mon avis il ne peut pas s’enseigner.

Sauf... et là, je dois contredire tout ce que j’ai dit avant... Sauf qu’il existe une école où on peut apprendre à regarder, si on est prêt à s’abandonner avec son cœur, avec ses yeux, sa tête, son ventre... Où on étudie le regard avec lequel on est né (celui qu’on a appris de la vie)... c’est-à-dire apprendre à redevenir un enfant pour ainsi dire et accéder au regard d’un autre. Si on arrive à faire ça - suivre le regard d’un autre, c’est-à-dire l’attitude du regard d’un autre, donc voir avec les yeux de quelqu’un d’autre - on peut en effet apprendre à regarder. Cette école s’appelle l’histoire du cinéma.

L’histoire du cinéma, c’est vraiment l’histoire du regard. C’est la seule école, la grande école. Et la seule leçon. Vous allez me dire, vous qui êtes étudiants de cinéma, qu’il ne vous suffit certainement pas de regarder. Tout le monde le fait. Vous voulez montrer le monde, montrer des histoires, des choses incroyables, jamais vues.
Alors, pour tous ceux qui pensent ça, ceci est en effet ma leçon de cinéma : n’oubliez pas que vous ne montrez jamais le monde, des histoires ou des choses incroyables, vous montrez toujours votre propre regard. Les gens croient toujours (et c’est un malentendu très répandu) que la caméra c’est un truc avec un objectif à l’avant qui filme dans une direction tout ce qu’il y a devant lui. Mais c’est faux, complètement faux. Une caméra filme toujours dans deux directions. Elle montre à travers son objectif ce qu’il y a devant, c’est vrai, mais, à travers son objectif, elle montre clairement, consciemment et constamment ce qu’il y a derrière. Derrière, il y a le regard. Un film, ce n’est pas plat. Il y a deux côtés. Comme l’argent et la monnaie qui paient la pellicule. D’un côté, c’est le monde, de l’autre c’est les yeux, le regard ou plutôt l’attitude du regard. Comme ma langue allemande est bien analytique, elle démontre ce fait d’une façon étonnante. Elle a le même mot pour les deux directions, c’est-à-dire les deux côtés. Le plan, le cadrage et tout ce qui est dans le cadre s’appelle en allemand "die einstel-lung" et l’attitude de celui qui en est responsable s’appelle aussi en allemand "die einstellung", et les deux sont inséparables. "Montrer" ça ne fonctionne pas du tout sans dévoiler le regard, l’attitude du regard.

Je ne suis pas sûr que ma prochaine note appartienne à ce contexte mais c’est quelque chose qui m’occupe en ce moment d’une manière ou d’une autre. Vous avez tous vus à la télé, je suppose, la bande vidéo faite par un amateur à Los Angeles. Ces homme-là a enregistré une nuit un groupe de quatre types blancs qui se sont jetés avec une violence effrayante sur un noir qui avait dépassé la vitesse en voiture et qui a été poursuivi puis arrêté. Ce qui était choquant pour moi ce n’était pas tellement la violence de cette scène mais la qualité du regard, l’attitude du regard de cet amateur, son "einstellung". Il a filmé cette scène avec un regard innocent, concerné et effrayé. Il y a mille scènes pareilles chaque jour à la télé américaine, même plus dures, plus violentes, plus belles, plus explicites. Ce n’est pas seulement le fait que cette bande vidéo soit vraie car cet inconnu aurait pu aussi tourner de loin, par hasard, une scène de cinéma, il aurait même pu mettre en scène, à la rigueur, mais c’était son regard qui la rendait vraie, le tremblement de sa main. C’étaient ses yeux grands ouverts derrière la caméra qu’on voyait dans la bande. C’était sa peur. Son horreur de ce qu’il voyait.
Quand les quatre types ont été blanchis, au sens propre, par le tribunal, parce que les juges ne considéraient pas cette bande comme preuve suffisante, la vague de violence qui a secoué les États-Unis ensuite était entièrement logique. Évidemment, vous savez que le peuple américain est nourri de violence tous les jours à la télé par le cinéma. Mais je ne veux pas vous ennuyer avec une discussion moraliste sur la violence.

Seulement, derrière ces millions d’images de violence auxquelles on est confronté constamment dans le cinéma américain, il y a un regard toujours cynique, toujours méprisant, indifférent... alors que cette bande vidéo amateur montrait le regard de la vérité. Je voudrais, sans aller si loin, interpréter les émeutes de violence à Los Angeles comme une réaction tout à fait saine provoquée par une seule image vraie contre des millions d’images fausses. C’est trop simple de dire que c’est la récolte de la violence que l’industrie américaine des images a semée. Mais je crois que c’est la récolte d’un regard, une façon de regarder, une attitude de regarder. Il y a 260 millions d’Américains et 200 millions d’armes à feu, je viens de l’apprendre avant-hier. C’est l’existence même de ces armes qui fait, qui provoque et qui est la violence. Et les images qui ne savent plus leur résister, comme il n’y a plus l’habitude d’un regard qui pourrait les contrôler.

Vous savez qu’en américain pour tourner un film on dit "to shoot a picture". C’est une attitude qui est dans la langue. Je préfère mon mot allemand "einstellung" : la caméra qui tourne dans les deux directions. Elle ne "tire" (shoot) que si le regard derrière la caméra a perdu la force d’empêcher le doigt d’appuyer sur la détente. Voilà. Mais ce n’est toujours pas une leçon de cinéma, ni une leçon de culture...

Propos recueillis par Philippe Piazzo
Cannes, le 13 mai 1992
Jeune Cinéma n°217, octobre 1992



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