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Esther Kahn (2000)
de Arnaud Desplechin
publié le mercredi 20 mai 2020

par Nadine Guérin
Jeune Cinéma n° 264, octobre 2000

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 2000

Sortie le mercredi 4 octobre 2000


 


Changer de voie déroute. Tel est le cas du quatrième long métrage de Arnaud Desplechin, l’auteur si doué du moyen métrage La Vie des morts (1991). L’accueil du Festival de Cannes fut, en effet, assez froid. En adaptant la nouvelle de Arthur Symons, le cinéaste s’est plu, semble-t-il, à brouiller les pistes, choisissant délibérément de tourner à l’étranger, en anglais, un film en costumes - l’histoire se situe au 19ème siècle dans une famille émigrée de tailleurs juifs - avec un trio d’acteurs inattendu : l’Américaine Summer Phœnix qui interprète le personnage éponyme, le comédien anglais Ian Holm et Fabrice Desplechin dans le rôle du critique dramatique français.


 


 


 

Ici, aucun penchant pour le thriller ou l’étude psychologique, comme dans La Sentinelle (1992) ou Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) (1996), même si Arnaud Desplechin revendique parmi ses inspirations Alfred Hitchcock et le François Truffaut de L’Enfant sauvage (1970). Esther Kahn se réfère davantage au récit d’apprentissage, où le théâtre mène à la vraie vie, à l’enquête sur une solitaire qui ignore tout des émotions, au portrait intime et secret d’un individu farouchement déterminé.


 


 

Familier des groupes et des trajectoires qu’il excelle à mêler, Arnaud Desplechin préfère fixer toute son attention sur son personnage féminin : une petite couturière de l’East End, renfermée, gauche, sauvageonne, qu’il s’attache, jusqu’à la libération finale, à écouter, à scruter, à étudier. De cette "enfant pierre" qui se sent rejetée, la mère dit qu’elle est un "petit singe", capable d’imiter et non de ressentir.


 


 

Dès lors, Esther n’obéira plus qu’à la colère, à la rage, au désir de vengeance dans un but ultime : devenir actrice de théâtre pour commencer à exister réellement. Le fil fragile que suit sans faillir le réalisateur conduit Esther du vide de l’absence à l’incarnation, ce mystère de la scène. S’il tient ses promesses, c’est par une constante distance à l’égard du romanesque et une sécheresse parfaitement assumée. Soutenu par la voix off qui se charge de dire l’essentiel, le récit se divise en quatre blocs compacts, quatre étapes condensées, ponctuées d’ellipses au terme desquelles Esther trouve la vérité dans l’épreuve elle-même : la jeunesse avec la famille, l’apprentissage théorique de l’art dramatique au côté de Nathan, l’initiation amoureuse avec Philip Haygard, la première sur scène de Hedda Gabbler.


 


 


 

L’initiation est cruelle car il aura fallu, entre temps, apprendre à ignorer la réalité du personnage et à dépasser ses propres sentiments (les rôles dévolus à Nathan et à Philip). C’est à ce moment-là seulement qu’Esther, face à un public suspendu à ses lèvres et qui ne sait rien de ses blessures, donnera vie à Hedda. Des leçons à la scène en passant par les coulisses et les répétitions, le théâtre est un tout, dont le réalisateur montre la continuité, réservant aux seules séquences de jeunesse les fermetures à l’iris. La musique emprunte de lyrisme composée par Howard Store, les images nocturnes et brunes de Éric Gautier, dominées par la douceur et l’intériorité, laissent deviner, derrière la noirceur de l’histoire, un rêve d’incandescence.

Nadine Guérin
Jeune Cinéma n°264, octobre 2000


Esther Kahn. Réal : Arnaud Desplechin ; sc : A.D. & Emmanuel Bourdieu ; ph : Éric Gautier ; mont : Hervé de Luze & Martine Giordano ; mu : Howard Shore. Int : Summer Phœnix, Ian Holm, Fabrice Desplechin, Frances Barber, Laszlo Szabo, Emmanuelle Devos (France-Royaume-uni, 2000, 157 mn).



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