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Ascension (l’) (1977)
de Larissa Chepitko
publié le mercredi 29 mai 2024

par Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°108, février 1978

Sélection officielle en compétition de la Berlinale 1977
Ours d’or

Sorties les mercredis 19 mars 1980 et 29 mai 2024


 


Si l’on racontait Ascension, le film de Larissa Chepitko, on pourrait se croire revenu en plein réalisme socialiste : la grande guerre patriotique, les partisans, le héros positif, l’union retrouvée contre l’occupant, bref, le genre de film que nous rendons par les yeux. Mais celui-ci, non. C’est que le film vaut par son authenticité, une volonté de ne pas trahir une réalité tout imprégnée de l’esprit du socialisme.


 


 

Le héros positif est un intellectuel communiste, de son métier professeur de mathématiques. C’est un homme modeste, que l’on met un certain temps à distinguer des autres. Bien que malade, il se porte volontaire pour une mission de ravitaillement parce qu’il n’y a personne d’autre. Il ne sera d’ailleurs d’aucune utilité : c’est pour lui un impératif moral. Donc pas d’action d’éclat, pas cette sûreté du héros positif de jadis sautant à pieds joints dans l’Histoire pour en orienter le cours. Mais cette déficience physique, il la surmontera, supportant sans une plainte les excès de fatigue et, plus tard, la torture. Il sera la conscience des autres, une conscience aussi très silencieuse malgré la tension qui l’habite, et très ouverte à autrui. Sa dernière parole avant l’exécution sera une demande de pardon à la paysanne que lui et son camarade ont entraînée dans leur sort en se réfugiant chez elle.


 


 

Ce camarade est un type de personnage fort peu représenté dans les films de guerre soviétiques : le brave homme qui finit par trahir, dépassé par les événements. C’est un homme du peuple costaud, débrouillard, courageux qui n’abandonnera pas son camarade, même dans les pires difficultés, mais qui craquera devant le fusil braqué sur sa cachette quand l’Allemand menace de tirer. Puis, d’abandon en abandon et malgré quelques velléités de résistance, il lâchera complètement. Fini le mythe de l’homme du peuple allant naturellement au bien, comme le bon sauvage. Celui qui tient est celui qui s’est préparé - "Tu es préparé", dira précisément le juge à Soltnikov -, celui qui a une vie intérieure.


 


 

Le vrai traître, c’est précisément ce juge, un Soviétique passé au service des Allemands. Mais cette fois, ce n’est pas un laissé-pour-compte des anciennes classes dirigeantes. Ce renégat exerçait avant guerre un rôle responsable dans la région, c’était, semble-t-il, un apparatchik. Pour se justifier, il veut entraîner les autres dans son reniement, prouver que la violence révèle la vraie nature de l’homme, faite de lâcheté, d’abandon de toute dignité pour sauver sa vie. Certains diront peut-être qu’il y a un certain schématisme à représenter un personnage aussi noir face au héros positif. Ce n’est pas très sûr : à l’époque de tels cas ne furent pas si rares. Mais cet affrontement est le point culminant du film. Le renégat cherche moins à obtenir des renseignements qu’à briser les hommes, et Soltnikov ressent comme une blessure personnelle toute défaillance de la part des siens. La guerre ici n’est que le prétexte : elle est la violence qui attente à la dignité de l’homme. Ce film est un hymne à la liberté.


 


 

Le choix des autres personnages est aussi intéressant, quant à la thématique du film. La petite Juive, fragile, timide, qui refuse sans l’ombre d’une hésitation de donner les noms de ceux qui l’ont cachée. La paysanne, mère de trois jeunes enfants, qui cherche vainement toute échappatoire, mais ne pourra se décider à donner des noms. C’est le personnage du maire du village (un faux collabo, d’accord avec les partisans, et qui se retrouve en prison avec eux) qui donne encore une autre ouverture au film. Ce vieil homme est chrétien. Il est aussi solide que le communiste, et entre eux l’accord se fait vite, ils sont de même famille : père, fils, tels qu’ils se reconnaissent l’un l’autre. Famille ? Celle des hommes qui recherchent un dépassement, dont les idéologies, même essentiellement différentes, se rencontrent dans une pratique commune, et sont vécues pleinement. Aucun d’eux ne joue les héros, ils ont peur de mourir, mais, comme aussi les deux femmes, ils s’élèvent au-dessus d’eux-mêmes : c’est leur ascension. Mais ce film est surtout celui de la Passion où les victimes donnent leur vie pour sauver leurs frères, montent vers l’exécution en un lent chemin de croix, pour consommer leur sacrifice sur une butte, véritable Golgotha où sont dressées les potences, devant tout le village assemblé. Le rappel religieux est frappant. Mais rien de commun avec la classique main tendue. Le personnage christique du film, c’est le communiste. Rappel religieux : disons plutôt rappel d’une culture chrétienne.


 


 

Ce côté universel se retrouve aussi dans la conception du patriotisme de ce film de guerre qui n’en est pas un. Aucune trace de chauvinisme, du passé glorieux, des qualités spécifiquement russes dont nous ont repus les films de guerre d’il y a vingt ans. Pas la moindre emphase, rien de la jactance de jadis. Soltnikov dit simplement : "J’ai un père, une mère, une patrie". Cela suffit, et c’est tellement plus fort. Oui, mais cette force dans la sobriété est le résultat d’une recherche et d’un approfondissement, d’autant plus lorsque, comme ici, elles paraissent couler de source. On peut être frappé par la qualité de la photographie, mais en URSS ce n’est pas très original : même des films minables sont parfois dotés d’une admirable photographie. Ce qui l’est davantage c’est ici l’adéquation au récit : cette grande étendue neigeuse dans le demi-jour... Larissa Chepitko utilise fréquemment les gros plans qui lui permettent de fouiller la complexité des êtres. Dans les temps forts, le style prend une allure expressionniste. Tout cela fait un film attachant et très personnel.

Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°108, février 1978


L’Ascension (Voskhojdeniye). Réal : Larissa Chepitko ; sc : L.C. & Youri Klepikov, d’après Sotkinov roman de de Vassil Bykaw (1970) ; ph : Vladimir Tchoukhnov & Pavel Lebechev ; mont : Valeriya Belova ; mu : Alfred Schnittke ; déc : Youri Rakcha. Int : Boris Plotnikov, Vladimir Gostioukhine, Anatoli Solonitsine, Serguei Yakovlev, Lioudmila Poliakova, Viktoria Goldentoul, Maria Vinogradova (URSS, 1977, 111 mn).



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