par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°352-353, été 2013
Sélection officielle de la Mostra de Venise 2012
Sortie le mercredi 10 avril 2013
Quand Marco Bellocchio aborde directement la réalité italienne, il le fait toujours d’une manière extrêmement personnelle. Il suffit de se souvenir de deux films récents : Buongiorno, notte (2003) sur l’affaire Aldo Moro, et Vincere (2009) sur le fascisme. Dans les deux cas, il ne se contentait pas d’adopter un point de vue strictement historique, il livrait une vision fortement personnelle des faits tout en éclairant avec une grande intelligence la réalité italienne. Avec La Belle Endormie, il confirme cette capacité de faire de l’art cinématographique un outil incomparable de compréhension, de questionnement. De dépasser le factuel pour amener le spectateur sur un tout autre terrain.
L’affaire Eluana Englaro a cristallisé dans l’opinion publique italienne et dans les médias toutes les tensions politiques, morales et religieuses qui les traversent. Il s’agit de cette jeune femme maintenue en état de coma cérébral pendant dix-sept ans dans une clinique d’Udine. Son père demandait à ce que l’on cesse cet acharnement qui n’avait plus aucun sens à ces yeux. Encore fallait-il trouver un médecin qui accepte d’enfreindre la loi à un moment où s’ouvrait un débat parlementaire sur le sujet. Marco Bellocchio maintient le débat constamment en ligne de mire avec les images des télés couvrant l’événement, en une sorte de profondeur de champ thématique aux histoires qu’il entremêle.
La première concerne une jeune femme catholique (Alba Rohrwacher) venue manifester et prier à Udine pour la sauvegarde de la vie d’Eluana. Elle va tomber amoureuse d’un contre-manifestant. Le père de la jeune femme (Toni Servillo) est un sénateur berlusconien qui s’apprête à enfreindre la consigne de vote de son camp. Père et fille n’arrivent pas à se parler et l’on sent qu’un lourd secret les sépare.
La deuxième histoire est celle d’une jeune marginale droguée (Maya Sansa) suivie à l’hôpital par un jeune médecin (Piergiorgio Bellocchio) qui tente à tout prix de la sauver de ses tendances suicidaires.
La troisième concerne une actrice renommée (Isabelle Hupert) qui a mis sa carrière à l’arrêt pour s’occuper de sa fille, elle aussi maintenue en vie de manière artificielle (elle est la belle endormie du titre, pendant fictif d’Eluana, la belle endormie de la réalité), dans son domicile transformé en véritable chapelle ardente dans laquelle elle sombre dans une sorte de folie mystique.
Certains ont voulu voir dans le film de Marco Bellocchio une forme de film choral qui ne parvenait pas à trouver sa cohérence. Cela est sans doute dû au fait que le réalisateur se garde de livrer un film à thèse dans lequel il chercherait à tout prix à donner une réponse définitive et rassurante au problème de la fin de vie. L’intelligence de son approche vient du fait qu’il travaille sur ses propres doutes, croisant les points de vue incarnés par ses personnages et ancrés dans l’actualité toujours présente en arrière-plan du cas d’Eluana. Alors le spectateur se retrouve effectivement confronté à ses propres questions, face à un film profondément italien dans son ancrage politique et sociologique et dont la portée dépasse cette italianité. De plus, il s’appuie sur une construction scénaristique inventive, avec son complice de longue date Stefano Rulli, et son talentueux directeur de la photo Daniele Cipri, - passé à la réalisation avec un premier film Mon père va me tuer (E stato il figlio, 2012).
Quant à la distribution, elle ne se contente pas d’associer des acteurs et des actrices de renom. Elle s’appuie sur leur capacité à faire jaillir de leur personnage toutes les strates d’ambiguïté qu’ils contiennent. Il suffit de citer deux séquences pour s’en rendre compte : celle du bain turc sénatorial qui évoque les grands films politiques de Francesco Rosi ou de Elio Petri, ou la scène finale toute simple dans la chambre d’hôpital, où Maya Sansa se réveille et vient lacer les chaussures du médecin endormi qui la veille.
Bernard Nave
Jeune Cinéma n°352-353, été 2013
La Belle Endormie (La Bella addormentata). Réal : Marco Bellocchio ; sc : M.B. & Stefano Rulli ; ph : Daniele Cipri ; mont : Francesca Calvelli ; mu : Carlo Crivelli ; déc : Marco Dentici ; cost : Sergio Ballo. Int : Toni Servillo, Alba Rohrwacher, Maya Sansa, Isabelle Hupert, Michele Riondino, Piergiorgio Bellocchio, Roberto Herlitzka (Italie-France, 2012, 110 min).