par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°283, été 2003
Sélection officielle Un certain regard du Festival de Cannes 2003
Prix Un certain regard
Sortie le mercredi 9 juillet 2003
La meglio gioventu, le film fleuve de Marco Tullio Giordana raconte, en six heures, la vie de deux frères intimement liés, Matteo et Nicola Careti, fils de père romain et maère milanaise que nous suivons depuis leur examen universitaire jusqu’à l’âge d’être grand-père, depuis l’année 1966 jusqu’à l’été 2003. Saisi dans leur milieu familial, avec leurs deux amis complices pour la vie, dans leur parcours professionnel, le parcours des deux frères se développe en grand film choral, que sous-tend une fresque sociale qui restitue les grandes heures de l’Histoire italienne, parfois refoulées de la mémoire collective comme l’inondation de Florence en 1966 et l’afflux de tant de jeunes venus sauver les trésors florentins, ou parfois connues comme le travail de "Mani pulite", ou l’assassinat des juges palermitains par la mafia.
C’est un film à trois niveaux et une triple exigence : respecter la vérité historique, la vraisemblance psychologique, et les lois du genre. Il fallait tenir accrochée à l’écran télévisuel l’attention du très grand public et inclure, vue l’envergure de la tranche de vie racontée, quarante ans d’existence, la présence de la mort, l’émotion des premières amours, l’espoir heureux des naissances. La meglio gioventu est un vrai mélodrame où il est pleuré et beaucoup ri.
D’abord, sous le générique, défilent des photos d’archives peu lisibles - foules, puits de forage, affiche de film, l’enfant brûlée du Vietnam. Puis c’est l’ouverture du récit, classique. Rome, 1966. Piazza Venezia, le 16 d’une rue du centre, deux chambres. La veille d’examens universitaires, Matteo tout seul, Nicola et l’ami Carlo ensemble, révisent. Leur différence est soulignée, l’un est seul et se veut seul, l’autre est amical, gentil, disponible. Suit un énorme plan frontal de Matteo, d’une beauté fulgurante de jeune éphèbe fragile aux yeux offerts. On est tenté d’y lire la préférence de Marco Tullio Giordana. Il n’en est rien : sur fond de nuit, deux silhouettes enlacées, rient, chantent et zigzaguent en Vespa, ce sont Matteo et Nicola, qui aveugle le conducteur de ses deux mains. Il est évident que leur lien, presque charnel, est définitif et non menacé par le caractère antagoniste de leurs parcours. L’un, ennemi de soi-même, provoque échec sur échec et choisit une carrière de policier. L’autre, heureux fils et bon père, réussit une carrière d’antipsychiatre. Son mot favori, adressé à un enfant, à un malade, à sa fille est : tu y arriveras.
Chacun dans sa différence, c’est le côté troublant du film, a des traits de l’autre. C’est Matteo qui arrache Giorgia la schizophrène à ses électrochocs et entraîne Nicola qui partait en Norvège, à la recherche de son père vers Venise-Marghera. C’est inversement Nicola, qui, épouvanté, livre à la police sa compagne fourvoyée dans le terrorisme rouge.
Chaque fois qu’ils se retrouvent, c’est dans le cadre d’un événement collectif, comme celui de l’inondation de Florence, quand des milliers de jeunes venus de partout déblayent parfois à main nue la place des Offices pour sauver les livres et les tableaux du musée. Il semble que le cinéaste et ses scénaristes n’ont mis sur le devant de la scène l’histoire des deux frères, celle des trois amis, des parents et des enfants que pour affirmer que cette jeunesse des années soixante est toujours là en 2003, généreuse, courageuse, inventive, éprise de culture.
Trois générations, vingt protagonistes, comment rendre compte des tensions familiales et de l’interaction du privé et du social ? Chacun se succède sur le devant de la scène. Les deux compagnes de Matteo et Nicola, Mirella, la photographe de Stromboli croisée lors d’une manifestation anti-maffia et retrouvée par Matteo pour une brève entente à Rome. Giulia, la Turinoise musicienne mêlée aux jeunes sauveteurs de Florence que Nicola suit à Turin, qui entre en clandestinité et abandonne fille et mari. Il y a aussi et surtout Carlo, l’économiste, le pilier du trio amical, sa carrière à Banca italia, son refus de se laisser intimider et pousser vers l’exil par les brigadistes. Il prend toute sa stature à la fin quand il fait retaper une ruine toscane au malchanceux du trio, et plus tard, la maison terminée, toute argile et verre, réunit la tribu pour un énième mariage.
L’air qui circule dans les failles du récit tient à l’ampleur d’un espace marqué par les villes où agissent et subissent les personnages. Rome et un parcours en étoile vers Florence, Venise, Turin, Milan, Palerme et deux fois la Norvège. La représentation des villes est particulière. Un plan identifie la ville comme une carte postale, puis un détail précis, un portail, un escalier, un meuble, distinguent Turin de Rome. Parfois on devine un symbole, mais l’exactitude du détail n’est jamais oblitérée par la signification : voir à la fin, ce sentier desséché au mois d’août et les deux amis, Mirella et Nicola, le deuil de Matteo consumé, enjambent une flaque de boue couverte d’eau, une anomalie locale.
Marco Tullio Giordana, dans son beau mélodrame, a dépassé la narration, mais sans la casser, sans tarabiscotage. Certains motifs récurrents invitent à voir derrière l’histoire, une autre manière, comme disait Matteo, de lire en deçà d’un visage. Les visages des photos justement, celle que prend Matteo qui cherche le bon angle pour saisir Giorgia, celle qui sert au médecin, à la police, et celle qui aide à retrouver la trace d’une amie disparue.
Encore plus prégnant le motif des livres, des bibliothèques, des récits inventés pour endormir les enfants, des mots bizarres pour les faire rire. Une phase incomplète de Sherwood Anderson annonce la disparition de Matteo, la bibliothèque-refuge de Villa Celimontana, à l’heure où elle est vide, réunit les amants séparés. Le film affirme aussi la persistance du "meglio cinema", ne serait-ce que le saut rapide et discret avec lequel le cinéaste cite Marco Bellocchio, Antonio Pietrangeli, et les frères Taviani, cette manière de disparaître sans déranger. Un plan amusant montre une des petits filles vider la maison romaine et enfiler une robe de la grand-mère qu’elle porte à sa manière. Marco Tullio Giordana continue la tradition du grand cinéma italien né de la Résistance, mais avec sa marque. Le beau texte avec lequel Nicola parle à son neveu Andrea de son père suicidé, ce bien-aimé des dieux qui l’ont comblé à sa naissance et l’ont repris avant l’heure, évoque la grande ombre de Homère et de ses héros tragiques.
Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°283, été 2003
Nos meilleures années (La meglio gioventù). Réal : Marco Tullio Giordana ; sc : Sandro Petraglia & Stefano Rulli ; ph : Roberto Forza ; mont : Roberto Missiroli. Int : Luigi Lo cascio, Alessio Boni, Adriana Asti, Sonia Bergamasco, Fabrizio Gifuni (Italie, 2003, 366 mn).