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Dark Shadows (2012)
de Tim Burton (1985)
publié le mercredi 25 mars 2015

Retour sur Tim Burton et Dark Shadows

par Vincent Dupré
Jeune Cinéma n°349, décembre 2012

L’enseigne lumineuse d’un McDonald’s, éclaboussant de son jaune pisseux des ténèbres sylvestres ; une porte secrète en bois épais, ouvrant sur un cagibi de macramés multicolores ; une culotte rouge sang, déposée comme un suaire sexy sur le visage cireux d’un vampire.

Ce sont là quelques plans parmi les plus drôles et les plus beaux qu’offre Dark Shadows, parce que Tim Burton y réussit l’adéquation parfaite, productrice d’un enrichissement réciproque, entre un effet comique et un effet plastique, entre le rire et la jouissance esthétique.

Comme dans le cinéma burlesque (auquel Burton rendait hommage dès son premier film, Pee-Wee Big Adventure) ou le dessin (que le cinéaste pratique compulsivement, et avec le génie que l’on sait), le gag ne tire pas de son expression graphique une valeur ajoutée de raffinement, il y puise rien de moins que les conditions organiques de sa réussite.
La noirceur des formes, des ambiances, des thèmes que l’on associe systématiquement à Burton - son expressionnisme en somme - tend à masquer la dimension délirante et pop de son cinéma, toujours très inspiré dès qu’il embrasse le genre ou le registre de la comédie. Le cinéaste y trouve matière à stimuler les éléments qui structurent son imaginaire et sa poétique : les collisions chromatiques, les contrepoints visuels, les extravagances décoratives, les ruptures dramatiques.

Dark Shadows : le titre est un pléonasme pompeux et trompeur.
Burton cultive comme à son habitude les antinomies et les contrastes, non les effets d’hyperbole, même s’il s’autorise pour le prologue et l’épilogue une magnifique emphase.
En leur ajoutant ici le décalage temporel, le cinéaste les décuple tous, à tel point que le spectateur, happé par un tel déluge de trouvailles visuelles et de gags, remarque à peine les imperfections du scénario - certes très dense en personnages et en enjeux dramatiques sous ses aspects récréatifs.

Divertissement jouissif, Dark Shadows constitue aussi une somptueuse synthèse du style de Burton. Les éléments inédits - personnages (vampire, loup-garou), situation (une scène de sexe), esthétique (une enflure spectaculaire assumée) - y sont combinés avec toutes les tonalités (dont l’éventail irait du burlesque macabre de Beetlejuice au nihilisme de Sweeney Todd) et les sources d’inspiration (les Classic Monsters de la Universal, les films de Corman, le cinéma gothique italien (1), habituelles du cinéaste.

Les différentes strates temporelles, celles, diégétiques, du XIIIe siècle et des années soixante-dix, mais aussi celles de la série d’origine (datant des années soixante) et d’un concept scénaristique très eighties (2), viennent renforcer ce sentiment de syncrétisme burtonien.
Cette dimension rétrospective, signalée par la présence de Michelle Pfeiffer, s’accompagne toutefois d’un travail d’hommages et de citations qui la sauve de l’asphyxie.

Le cinéma de Burton n’est pas une machine à embaumer.
Il se repaît de formes et de figures anciennes dans le seul but d’en tirer ce qu’elles gardent de valide, d’expressif et d’efficace pour parler des temps présents (Dark Shadows entre en résonance avec des inquiétudes sociales et politiques très contemporaines, comme le faisait Mars Attacks ! en son temps).

Cinéma maniériste si l’on veut mais sûrement pas pétrifié, comme l’illustre le caméo de Christopher Lee. L’idée de convoquer l’acteur iconique pour un face-à-face avec un vampire, figure fantastique qu’il a lui-même incarnée comme nul autre, est déjà un gag savoureux en soi. Mais il débouche sur un véritable vertige intertextuel à partir du moment où il se fait hypnotiser par Johnny Depp façon Bela Lugosi.

Se superposent alors les scènes de Ed Wood dans lesquelles Johnny Depp essayait de reproduire ce geste en regardant Martin Landau. La mémoire du cinéphile bute ici sur un troublant et mélancolique télescopage de personnages et d’acteurs appartenant simultanément à l’histoire du cinéma et à l’œuvre de Burton.

La part la plus précieuse de l’art du cinéaste se situe peut-être là, dans cette capacité à rendre active, participative, la mémoire du spectateur et à extirper des morts qui peuplent son musée imaginaire d’authentiques moments d’émotion.

Après avoir commis, avec Alice au pays des merveilles, son seul film personnel raté (ce qui en fait un cas bien plus aberrant et triste que celui de La Planète des singes), on craignait que Tim Burton donne une nouvelle fois raison à ses détracteurs - qui comptent beaucoup d’amoureux déçus.

Dark Shadows, comme Frankenweenie depuis, a été salué par certains comme un retour aux sources salutaire, comme une résurrection artistique (d’autant plus frappante qu’elle redouble celle du récit), tandis que d’autres ont déploré un recyclage à peu de frais des attributs les plus identifiables du style burtonien, une esthétique proche de l’auto-caricature qui serait le signe d’une inspiration en banqueroute, contrainte de capitaliser sur des formes et des formules éprouvées.
Burton n’était plus Burton, désormais il l’est trop...

Antidote possible à la nostalgie et à la déception systématique : regarder ses films pour ce qu’ils sont, et non pour ce qu’on voudrait qu’ils soient ou ne soient pas, et ne peuvent plus être de toute façon.

Alors Dark Shadows pourra être apprécié pour sa singularité, qui veut qu’il soit un film mineur et inégal en même temps qu’il est le plus somptueux de son auteur depuis Sleepy Hollow, le plus drôle depuis Ed Wood, le plus délirant depuis Beetlejuice, le plus ludique depuis Pee-Wee.
Celui finalement où s’exprime avec la plus communicative exaltation sa morbidité tantôt joyeuse, tantôt tragique.

Vincent Dupré
Jeune Cinéma n°349 décembre 2012

1. Eva Green, avec son front proéminent et sa poitrine plantureuse, est une sorte d’avatar blond de Barbara Steele.

2. Les années quatre-vingt, décennie de naissance de Burton comme cinéaste, furent très friandes des voyages temporels : Terminator, Retour vers le futur, Bandits, bandits, L’Appel de l’espace, Warlock… Le cinéaste avait déjà abordé ce sous-genre du film fantastique avec La Planète des singes.

Dark Shadows. Réal : Tim Burton ; sc : Seth Grahame-Smith, d’après les personnages créés par Dan Curtis ; décors : Rick Heinrichs ; cost : Colleen Atwood ; ph : Bruno Delbonnel ; montage : Chris Lebenzon ; musique : Danny Elfman. Int : Johnny Depp, Michelle Pfeiffer, Eva Green, Alice Cooper, Christopher Lee (USA, 2012, 112 mn).

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