par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°280, février 2003
Sélection de la Semaine de la critique au Festival de Cannes 2002
Grand Prix
Sortie le mercredi 1er janvier 2003
Il n’est pas si fréquent aujourd’hui de voir un film italien, à plus forte raison s’il est l’œuvre d’un jeune réalisateur, trouver le chemin des salles françaises et toucher un public relativement large. Avec Respiro, nous sommes confrontés à une œuvre dont la simplicité apparente cache des richesses qui ne tardent pas à affleurer à mesure que se déploie le film. Ce qui retient tout d’abord l’attention, c’est le choix du lieu : l’île de Lampedusa, au sud de la Sicile. Emanuele Crialese se refuse à toute approche folklorique. Des bâtiments sans caractère, souvent non finis, des personnages communs souvent interprétés par des non-professionnels, une langue authentique (difficile à comprendre même pour des italianisants), tout donne au film une vérité et une âpreté qui conviennent bien à l’histoire qui nous est racontée.
Grazia (Valeria Golino) est une jeune mère de famille très belle au comportement fantasque aux yeux de ses proches. Avec son fils Pasquale, elle entretient des rapports empreints de sensualité qui le trouble, elle se baigne à moitié nue et est surprise par des pêcheurs, dont son mari. Bientôt, cette liberté va se révéler gênante et les femmes vont proposer de l’envoyer à Milan se faire soigner. Lorsque son mari emmène l’un de leurs chiens dans un affreux chenil, elle libère tous les chiens emprisonnés qui envahissent la petite ville. Cet incident de trop la conduit à fuir et à se cacher dans une grotte qui surplombe la mer.
En apparence, l’histoire se déroule de manière simple et linéaire. En fait, Emanuele Crialese conduit son récit en laissant à chaque scène son autonomie, ce qui conduit le spectateur à ne découvrir que très progressivement les enjeux du scénario, et par là-même à construire les liens entre les personnages. Comme ceux-ci ne formulent pas leurs sentiments mais les donnent à voir à travers leurs actes, toute psychologie se trouve évacuée au profit de la vie.
Rien non plus ne vient expliquer sur le plan sociologique ou économique la situation des personnages et pourtant par la façon de filmer, par le choix des décors, les cadrages, nous sommes amenés à ressentir leur quotidien, à le vivre avec une très grande intensité. Surtout, le film inscrit cette histoire et ses protagonistes dans une dimension qui les dépasse, tout en semblant inscrite dans le réel. Chaque étape du scénario construit une dramaturgie dans laquelle le réel débouche sur une poésie pasolinienne. La lumière crue qui semble altérer les couleurs, la cruauté des enfants dans leurs affrontements, l’autorité déjà machiste des fils de Grazia, et l’amour presque physique qui les unit bouleverse nos repères et ouvrent les portes d’un autre monde, celui d’une vision presque mythologique.
Lorsque Grazia disparaît et que l’on retrouve sa robe sur la plage, tout le monde la croit morte. Son mari recueille ce tissu rouge et reste prostré sur la plage avec, en retrait, les habitants du village. Plus tard, au cours d’une chasse, il se fait descendre par des cordes le long de la falaise et voit Grazia flotter sur le dos. Tout le monde croit à un accès de délire. Emanuele Crialese se garde bien de dire où se trouve la vérité. Cela lui permet aussi de faire déboucher le film sur un finale absolument merveilleux. Les enfants du village entassent depuis plusieurs jours tout le bois qu’ils peuvent rassembler au bord de la mer. Les habitants arrivent et jettent chacun un objet avant d’allumer les brasiers qui font rougeoyer l’eau. Pietro, le père, s’avance dans la mer, s’enfonce dans le bleu du fond pour retrouver Grazia. Les deux corps se trouvent bientôt pris dans ceux qui ont suivi Pietro et forment, dans un extraordinaire plan en contre-plongée, un ballet aquatique qui finit de donner à tout le film sa véritable dimension poétique.
Bernard Nave
Jeune Cinéma n°280, février 2003
Respiro. Réal, sc : Emanuele Crialese ; ph : Fabio Zamarion ; mont : Didier Ranz ; mu : Andrea Guerra & John Surman ; cost : Eva Coen. Int : Valeria Golino, Vincenzo Amato, Francesco Casisa, Veronica D’Agostino, Filippo Pucillo, Muzzi Loffredo, Elio Germano, Avy Marciano (Italie-France, 2002, 95 mn).