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Cavagnac, Guy, éd. (livre)
Une partie de campagne / Eli Lotar (2007)
publié le mercredi 10 juillet 2024

par Alain Virmaux
Jeune Cinéma n°314, décembre 2007

Guy Cavagnac, éd., Une partie de campagne / Eli Lotar, photographies du tournage, Montreuil, éd. de l’Œil, 2007.


Si le temps des cadeaux n’était pratiquement derrière nous, et pour déjouer les armadas de DVD qui déferlent sur nous de toutes parts, voici un magique livre-album qu’on aimerait conseiller d’offrir à ses amis, et pas seulement aux cinéphiles. Prix assez raisonnable, format à l’italienne, solidement cartonné. À l’intérieur, - encadrées par un petit nombre de textes en gros caractères, qui contextualisent le tout avec justesse, - une centaine de photos de tournage sur papier couché, pour un moyen métrage resté mythique.

Images d’un grain parfait : si l’une d’elles est "floutée", c’est délibérément, pour la scène de l’escarpolette. Qu’y voit-on ? Tout le clan Renoir, forcément (Jean, Alain, Claude et aussi Marguerite). Et puis les techniciens, souvent en casquette (époque oblige). Et puis le reste de l‘équipe, assistants, passants ou visiteurs recrutés : Henri Cartier-Bresson, Jacques Becker, Luchino Visconti, Pierre Lestringuez, Georges Bataille… Le principal responsable de ces images, Eli Lotar, en est évidemment absent, mais on le repère sur deux ou trois d’entre elles, prises par Henri Cartier-Bresson. Les acteurs, enfin : ils sont saisis, soit dans la préparation d’une séquence et déjà dans l’esprit du jeu, soit au repos et parfois en plein chahut. Ainsi Brunius avec son fixe-moustache, Jane Marken et sa maturité coquine, la vieille Gabrielle Fontan plongée dans la lecture du Populaire, ou encore le très oublié Paul Temps, au rôle si ingrat - Paul Temps que Jean-Pierre Pagliano a su retrouver et judicieusement interroger.

Les photos du paysage - bord de l’eau, hautes herbes de l’été, cabinet de verdure - gardent toute leur force de suggestion. Frappante aussi, telle image d’un instant de répétition, où Jean Renoir indique un jeu de scène possible à Brunius et Georges Darnoux : courte scène où ils sont censés jouer à se lancer des coups de pied et que le spectateur pouvait croire largement improvisée par les deux acteurs. Mais le clou de l’album, à n’en pas douter, ce sont les multiples photos de Sylvia Bataille, tour à tour gaie et mélancolique, naturellement émouvante, bouleversante même sans rien faire pour ça.

Chaque commentateur, depuis des lustres, y étant allé de son couplet dithyrambique sur elle, ne cherchons pas à y ajouter, et revenons plutôt à Eli Lotar, le photographe, ce qui nous permettra de ne pas la quitter. Car c’est en somme lui qui avait "lancé" la jeune actrice quelques années plus tôt, en décembre 1930 pour être précis. En regard d’un cliché montrant une grande vedette de l’époque, Huguette Duflos, on avait planté une très belle image de Sylvia Bataille, "photographiée spécialement pour la Revue du cinéma par Eli Lotar". Légende commune aux deux portraits : "LAQUELLE de ces deux femmes espérez-vous voir le plus souvent au cinéma ?" Fausse question, bien sûr : Huguette Duflos figurait la grande bourgeoise à chien-chien, élégante, pomponnée, tandis que Sylvia Bataille était LA jeune fille, touchante et sans apprêt, mains aux hanches, corsage à carreaux, déjà presque "Front populaire". Six ans plus tard, en 1936, avant ou après Une partie de campagne (et probablement avant), Eli Lotar l’avait déjà retrouvée sur le tournage de Vous n’avez rien à déclarer ?, assez médiocre comédie de Léo Joannon, mais avec du beau monde au générique : Jean Aurenche, Jean Anouilh, Yves Allégret, Raimu, Saturnin Fabre…

La carrière de Eli Lotar constitue une énigme que nous avons jadis tenté d’élucider pour l’exposition qui lui fut consacrée, en 1993, par le Centre Pompidou, et dont le très dense catalogue est hélas épuisé. Voilà un homme qui a fait partie de la "bande à Prévert" et du Groupe Octobre. Et qui a travaillé auprès des plus grands : Luis Buñuel, Joris Ivens, Jean Renoir, Henri Storck… Surtout comme photographe de plateau, d’accord, mais aussi comme opérateur et même une fois, comme assistant du réalisateur - pour Fanny de Marc Allégret en 1932. Par ailleurs Antonin Artaud et Roger Vitrac ont fait appel à lui pour une série de photomontages destinés à illustrer une brochure de leur Théâtre Alfred-Jarry. Rapprochement qui ne fut pas juste occasionnel, puisque Roger Vitrac lui a dédicacé un exemplaire de son Victor ou les Enfants au pouvoir en 1929 : dédicace amicale très probablement due à un apport direct de Eli Lotar, pour la réalisation des photos de la mise en scène de Antonin Artaud qui accompagnent le volume.

Point d’orgue et couronnement de cet itinéraire riche et prometteur : la réalisation de Aubervilliers (1946) qui lui assure d’un coup succès et notoriété, bien que la renommée de ce court métrage repose sur un malentendu : la conviction, chez beaucoup, qu’il s’agissait en fait d’un film de Jacques Prévert. N’importe, Eli Lotar semblait placé sur orbite.
Or - et c’est à l’énigme - sa filmographie s’arrête net là où elle paraissait prête à prendre son envol. Le film que, dans la foulée de Aubervilliers, il entreprend sur les auberges de jeunesse, sera abandonné par lui en cours de route et signé par un autre. Jusqu’à sa mort en 1969, la même année que Joseph Kosma, il ne fera plus rien, n’ouvrant même pas les lettres qu’il devinait porteuses d’une proposition ou d’un contrat. Il agita seulement quelques vagues projets, dont celui d’une suite à Aubervilliers, rencontra Alberto Giacometti et posa pour lui, fit un peu de prison vers 1960 pour une dette impayée (à cause de son indifférence aux courriers ennuyeux). Toute sa vie, il avait refusé entraves et conventions, se laissant guider le plus souvent par l’amitié. Pour Une partie de campagne, il avait donc été pleinement à son affaire, et les images de ce superbe album - conçu avec rigueur et clarté par Guy Cavagnac - témoignent surabondamment de l’acuité de son regard et de sa tendresse sans faille pour ses proches.

Alain Virmaux
Jeune Cinéma n°314, décembre 2007


Guy Cavagnac, Une partie de campagne / Eli Lotar, photographies du tournage, avec le concours de Jean-Pierre Pagliano, Montreuil, éd. de l’Œil, 2007.



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