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Armée des ombres (l’) (1969)
de Jean-Piere Melville
publié le mercredi 5 juin 2024

par René Prédal
Jeune Cinéma n°42, novembre 1969

Sorties le vendredi 12 septembre 1969, et les mercredis 12 janvier 2005, 6 mai 2015 et 5 juin 2024


 


"Les anciens combattants m’emmerdent" disait vertement Diego dans La guerre est finie (1), le seul authentique chef d’œuvre qu’ait inspiré au cinéma français la clandestinité. Il serait tentant de régler son compte par les mêmes mots au dernier film de Jean-Pierre Melville s’il n’était pas, justement, signé Melville. Certes on ne réussit pas impunément depuis plusieurs années un constant exercice de corde raide entre l’art et le commerce sans risquer un jour un faux pas, mais s’il est des échecs passionnants - L’Aîné des Ferchaux (1962) -, celui de L’Armée des ombres serait plutôt inquiétant. Tous les poncifs sont en effet au rendez-vous : Allemands défilant sur les Champs-Elysées en ouverture, dure nécessité de tuer pour sauver le réseau et, bien sûr, petit père tranquille entre ses livres et ses disques se révélant bientôt être le grand patron de la résistance.


 


 


 

Il y a d’ailleurs plus grave que la figure boursouflée de Simone Signoret en mère déchirée entre la résistance et sa famille, ou la tête d’abruti de Serge Reggiani en coiffeur de nuit, c’est la profonde faiblesse de la mise en scène : Jean-Pierre Melville a oublié sa légendaire rigueur pour enfiler ses séquences sans aucune structure d’ensemble, si bien qu’il doit avoir recours à la voix-off de deux morts (sic) pour lier entre eux ces épisodes disparates. Il se permet même des plans d’une telle lourdeur qu’aucun tâcheron hollywoodien n’ose filmer les mêmes depuis 1930, ainsi ce chapeau abandonné par un résistant brutalement happé par la police que la caméra cadre longuement sur le sol... On sait bien que les chapeaux ont toujours signifié beaucoup pour le cinéaste, mais tout de même...


 


 


 

Malgré ces défauts, L’Armée des ombres porte pourtant la marque d’un grand cinéaste car, si les détails sont généralement décevants, il reste quand même un style, un ton original et des thèmes personnels que la médiocrité du scénario ne parvient pas toujours à étouffer. Frappante par exemple reste cette déshumanisation de personnages - Simone Signoret ici, comme Alain Delon dans Le Samouraï (1967) - qui se comportent en véritables automates jusqu’à ce qu’une irruption inattendue de leurs sentiments vienne tout à coup les rendre vulnérables et précipite le drame.


 


 

Le thème très melvillien de la confusion des causes dans l’identité des méthodes et des résultats qui conduisait dans Le Deuxième Souffle (1966) au constat du pourrissement du Milieu comme de la police renvoie ici dos à dos résistants et nazis. Pour lutter contre ces derniers, les occupés ont dû adopter les mêmes armes (enlèvements, exécutions sans jugement, tortures...) que les occupants, si bien que le but même s’estompe dans cette surenchère de la cruauté et ce renversement des valeurs : "Vous dans cette voiture de tueurs" constate amèrement le héros s’adressant à son chef, " il n’y a vraiment plus rien de sacré sur cette terre !"


 


 

Comme dans un film de Robert Bresson, il s’agit d’ailleurs surtout de qualités négatives : pudeur, retenue, silence, lenteur, sobriété s’efforcent en effet de gommer au maximum, de tracer les silhouettes en creux, de faire naître des ombres froides d’où, fulgurante et brutale, l’émotion surgit parfois pour agresser durant quelques courtes mais vives secondes un spectateur soudain violemment concerné.


 


 

Dans ces moments privilégiés, le film devient une véritable méditation sur la mort qui suinte toujours de ces murs lépreux, de ces dominantes verdâtres, ces visages pâles et ces couleurs qui n’en sont pas, noyées par la crasse, la brume et la nuit. La mort est le moteur et l’aboutissement de la trahison car on conduit l’autre à la mort pour sauver sa vie à moins que l’on ne découvre qu’il suffit de croire fermement à l’impossibilité de la mort jusqu’à la seconde ultime de sa vie pour ne jamais mourir... et le héros, en effet, sera sauvé une première fois. Mais ce n’était que pour mourir plus tard, anonymement, en ayant sans doute emporté dans la tombe le secret de l’immortalité.

René Prédal
Jeune Cinéma n°42, novembre 1969

1. La guerre est finie de Alain Resnais (1966), Jeune Cinéma n°16, juin 1966.


L’Armée des ombres. Réal, sc, dial : Jean-Pierre Melville, d’après le roman éponyme de Joseph Kessel ; ph : Pierre Lhomme ; mont : Françoise Bonnot ; mu : Éric Demarsan ; déc : Théobald Meurisse ; cost : Colette Baudot. Int : Lino Ventura, Simone Signoret, Paul Meurisse, Jean-Pierre Cassel, Paul Crauchet, Christian Barbier, Claude Mann, Alain Libolt, Alain Mottet, Serge Reggiani, Georges Sellier, Jacques Marbeuf, Michel Dacquin, Nathalie Delon, Adrien Cayla-Legrand (France-Italie, 1969, 139 mn).



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