par Gisèle Breteau Skira
Jeune Cinéma n°429, mai 2024
Sélection officielle du Festival international du film de Locarno 2023
Sortie le mercredi 12 juin 2024
Le film de Stéphane Breton, cinéaste et ethnologue, se déroule au nord du Chili, sur une vaste plage déserte bordée par l’océan. Il s’agit de son troisième long métrage après Quelques jours ensemble en 2014 et Filles du feu en 2017. C’est un documentaire, qui explore et fabrique d’autres images, d’autres sujets, d’autres lieux, d’autres langages. Un cinéma non-narratif, qui, cependant, construit une histoire. Une histoire d’hommes qui vivent du ramassage de longues lianes d’algues dans les eaux tumultueuses de l’océan, gestes mille fois recommencés d’un mode de vie archaïque ; puis les ballots d’algues sont vendus au marché d’un village que l’on ne voit pas, un village que l’on imagine. Car l’essentiel se passe sur cette plage où les ramasseurs se livrent à de grands bricolages de mécaniciens pour remettre en état de vieilles bagnoles échouées sur le sable.
Parfois, l’un d’eux, aux expressions de Anthony Quinn, amasse un tas de ferrailles rouillées aux formes disparates. Stéphane Breton le filme alors qu’il ajoute quelques pièces à son installation de débris de fer, le filmeur et le filmé conscient, peut-être, chacun de leur côté, de faire œuvre d’artiste. Cette ambiguïté de filmage, dans le choix des images et la lenteur des prises, peut faire penser que le réalisateur vise intentionnellement un objectif esthétique, désirant faire un cinéma à son goût, en dehors des codes, de la norme et des diktats scénaristiques. Un cinéma de l’errance et de la contemplation au présent. Comme lorsqu’il filme sur le sable, en plans fixes, des carrés d’objets et de reliques rejetés par la mer, ajustés en tableaux suivant les formes, les matières, les couleurs.
Quelques apparitions de femmes, silhouettes furtives, dans ce monde clos d’hommes. Une manière de vivre, comme aux premiers jours du monde, rythmés tour à tour par la solidarité et la solitude. Dans un montage hasardeux et une bande son créée par Jean-Christophe Desnoux, qui travailla en 1987 à la sonorisation de L’Inhumaine de Marcel L’Herbier (présentée à Cannes Classics cette année), bande son stridente, profonde, chaotique, qui couvre la voix de celui qui tente de parler. Car le film est sans paroles. La tentative d’énoncer quelques mots sans pouvoir y parvenir, à cause du brouillage des sons, est stupéfiante. Une dichotomie entre les mouvements de la bouche et le son projeté dans l’espace. Inaudible parole, un autre langage, qui remonte au lointain des origines, de l’inaccessible temps où la vie, les liens, les jours étaient chaque matin les premiers de l’univers. Un documentaire en miroir, à la rencontre d’individus hors du monde industriel, préservés et en même temps vulnérables, vivant de précarité mais libres dans un environnement naturel d’une grande beauté.
Gisèle Breteau Skira
Jeune Cinéma n°429, mai 2024
Les Premiers Jours. Réal, sc, ph, mont, son : Stéphane Breton ; mont : S.B. & Catherine Rascon ; mu : Jean-Christophe Desnoux (France, 2023, 84 mn). Documentaire.