par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°429, mai 2024
Sortie le mercredi 19 juin 2024
Ce deuxième film de Fernando Ayala remporta un grand succès lors de sa sortie dans son pays d’origine, l’Argentine, en 1956. Le scénario se base sur le best-seller éponyme de Adolfo Lasca, paru peu de temps auparavant. Le chef-opérateur Ricardo Younis, formé par Gregg Toland, le directeur de la photo de Citizen Kane (1941), et le compositeur Astor Piazzolla ont certainement contribué à sa réussite. Pourtant, il a disparu des radars durant plusieurs décennies, avant d’être retrouvé par l’archiviste et historien du cinéma Francisco Martin Peña, qui en localisa le négatif dans la collection de Alberto Gonzáles. La Film noir Foundation de San Francisco a permis la splendide restauration projetée en salles, pour la première fois en France, par les films Camélia.
Dès le générique, nous nous trouvons in medias res : un taxi s’arrête dans la nuit noire sur une place de Buenos Aires ; deux hommes en sortent et s’enfoncent dans l’escalier de la labyrinthique gare de la Constitución ; ils empruntent un train de banlieue garé sur un quai mouillé. Suit un assez long trajet filmé dans un compartiment où l’un des deux hommes, Liunas, raconte des histoires à un petit voisin, tandis que l’autre, Gasper, mutique, rumine de sombres pensées que seul le spectateur peut entendre en voix off. Le récit est perçu du point de vue de ce personnage qui nous fait partager son monologue intérieur. Il apparaît clairement qu’il se méfie d’un compagnon de voyage qu’il a pourtant invité à passer quelques jours dans la maison de sa mère, à Ituzaingo, à une trentaine de kilomètres de la capitale. L’atmosphère est donc tendue, ce qui est sensible dès le départ et accentué par une bande-son tumultueuse qui laisse présager un guet-apens.
Par une succession de flashbacks subtilement agencés, Fernando Ayala esquisse un portrait des deux hommes et précise les circonstances de leur première rencontre.
L’un d’eux, Gasper (Carlos Cores), est journaliste, donc mal payé, qui plus est malmené par son rédacteur en chef, frustré par des travaux d’écriture ne répondant pas à ses attentes. Lui, qui avait rêvé de couvrir des événements héroïques, tire à la ligne, confiné dans un espace encombré de machines qui tient lieu de salle de rédaction et d’imprimerie, au milieu de collègues qu’il n’estime pas. À 32 ans, il vit chez sa mère et souffre de problèmes psychologiques, comme l’attestent des rêves dominés par la figure tyrannique d’un père d’origine allemande, officier durant la Première Guerre mondiale, comme en témoigne son casque à pointe.
Son acolyte, Liunas (Vassili Lambrinos), est un sans-papiers hongrois travaillant comme barman. Ce personnage vif et drôle, enthousiaste et plein de ressources, est décidé à se faire une place dans sa nouvelle patrie. Il propose d’emblée à Gasper de s’associer à un projet de cours de journalisme par correspondance. Une affaire juteuse, selon lui, quitte à duper les gogos. Le récit se déroule durant la Guerre froide. Liunas compte faire venir, grâce à l’argent des élèves-journalistes, son fils aîné Jarvis, resté en Europe de l’Est. Gasper se découvre ainsi une mission utile qui donne enfin sens à sa vie.
Mais, petit à petit, les doutes l’assaillent, inspirés par cette remarque d’un collègue observant "qu’il a toujours besoin d’obéir à quelqu’un". Ses soupçons sont tels qu’il en vient à douter de l’existence même de ce Jarvis que Liunas mentionne à tout bout de champ. Cette défiance tourne à la paranoïa. Une des qualités du film est l’étude de caractère des deux personnages, de leurs rapports quelque peu ambigus, de leur opposition de plus en plus nette. Cette analyse prend le pas sur le suspense propre au film noir.
En fin de parcours, Gasper, mu par son délire, expédie Liunas ad patres d’un ou deux coups de maillet, avant de l’enterrer dans le jardin de sa maison d’enfance. Cet acte brutal coïncide avec un court-circuit électrique dû à un orage. Quelques jours plus tard, Jarvis arrive. Ce qui, a posteriori, rend le crime absurde - le film est d’ailleurs très justement intitulé en français "Un crime pour rien". La magnifique photographie nous dépeint, de jour comme de nuit, autant un Buenos Aires urbain que sa banlieue résidentielle. Alternent les scènes à effets de clair-obscur, les rues de pavés détrempés chères au cinéma expressionniste et les plans illuminés de plein soleil. Ricardo Younis est un maître de la lumière et des ténèbres.
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°429, mai 2024
Un meurtre pour rien (Los tallos amargos). Réal : Fernando Ayala ; sc : Sergio Leonardo d’après Adolfo Jasca ; ph : Ricardo Younis ; mont : Gerardo Rinaldi, Antonio Ripoli ; mu : Astor Piazzola. Int : Carlos Cores, Julia Sandoval, Vassili Lambrinos, Gilda Lousek (Argentine, 1956, 90 mn).