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Vampire noir (le) (1953)
de Roman Viñoly Barreto
publié le mercredi 19 juin 2024

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°430, été 2024

Sortie le mercredi 19 juin 2024


 


Vingt-deux ans après M le Maudit (1931), deux ans après le remake de Joseph Losey, M (1951), Román Viñoly Barreto reprend le thème, la trame et le climat d’effroi du chef-d’œuvre de Fritz Lang. Il délocalise l’action à Buenos Aires, comme Joseph Losey l’avait fait à Los Angeles.


 


 

Il cite le metteur en scène austro-allemand, reprend le leitmotiv de l’air de Peer Gynt sifflé par le meurtrier en état de crise, ainsi que le personnage de l’aveugle. Il ajoute un clin d’œil à Tod Browning, avec une cour des miracles peuplant les bas-fonds de la métropole, un autre au Carol Reed du Troisième Homme (1948), avec le Luna Park où le protagoniste entraîne l’enfant. Le cinéaste situe l’action dans le hic et nunc : non plus dans l’hystérie qui accompagnait la montée du nazisme, mais dans la période ambiguë du péronisme, bien qu’il n’y fasse pas explicitement allusion.


 


 

Dès le générique, le spectateur distingue, à travers la brume, un immense escalier menant à un édifice monumental. Une architecture gréco-latine, reposant sur des piliers érigés pour l’éternité. Un être minuscule tente d’en gravir les marches. On ne peut savoir s’il s’agit là d’une représentation réelle ou fantasmée. Le bâtiment s’avère vite être un palais de justice, comme dans Le Procès de Franz Kafka vu par Orson Welles (1962).


 


 

La deuxième scène, celle du jugement proprement dit, se déroule dans un lieu qui a tout d’un théâtre à l’italienne. On y soumet l’accusé au test de Rorschach. Deux hommes s’affrontent : l’avocat du prévenu, qui demande l’internement de son client dans une institution psychiatrique, et le procureur qui, bien qu’ayant cité Sigmund Freud (très populaire en Argentine), requiert la peine capitale. Le jury se retire pour délibérer. Commence alors un flashback.


 


 

Román Viñoly Barreto déplace la perspective languienne. Il y ajoute une intrigue secondaire qui accorde une place importante aux femmes. Ainsi, une jeune mère célibataire, Amalia (Olga Zubarry), chanteuse de cabaret, devient un témoin important. Elle refuse en un premier temps de se confier à la justice, craignant les conséquences de la publicité de son témoignage pour elle et pour sa fille. Le procureur, le "Docteur" Bernard, s’intéresse à elle, autant pour les renseignements qu’elle est susceptible de lui fournir que pour sa forte personnalité et son éclatante beauté. Il lui fait des leçons de morale mais aussi des avances. Il tente de l’embrasser de force dans la loge du bouge où elle se produit, exerçant un chantage auprès d’elle - le risque de perdre la garde de sa fille.


 


 

Le Dr Bernard, qui incarne l’autorité et la loi, est interprété par l’acteur Roberto Escalada, le bellâtre du cinéma argentin de cette époque. Est-il pourtant si éloigné du criminel qu’il a à juger, surnommé le vampire par la vox populi ? Les deux hommes sont frustrés sexuellement. L’accusé, Teodoro, se dira, devant la cour des miracles, victime d’une malédiction. Le procureur confiera à la belle Amalia le calvaire que constitue sa vie aux côtés d’une épouse invalide. D’où, c’est probable, son comportement autoritaire, sa brutalité à l’égard des suspects et son application implacable de la loi. À sa façon, il envoie ses semblables ad patres.


 


 

Le réalisateur nous présente une société fracturée entre, d’un côté, une bourgeoisie "honorable" et sûre de ses principes et, de l’autre, les laissés-pour-compte, méprisés ou écartés. Le film prend parti pour l’être broyé qu’est le vampire, rôdant, solitaire, à travers la capitale. Son interprète, Nathan Pinzón, a dû analyser le jeu de Peter Lorre. Il est lui-même remarquable, car il ajoute au personnage une détresse permanente. Mais, lorsque le serial killer qu’est le vampire noir repère une proie, son jeu de mimiques est des plus subtils.


 


 

Le travail sur la photographie, les éclairages et le noir & blanc de Anibal Gonzalo Paz donne au spectacle un aspect haletant et grandiose. La ville, captée de nuit, exprime la terreur de ses habitants autant que celle de l’homme en fuite. La mise en scène tire profit de la scénographie à base d’escaliers en spirale pris en contre-plongée, de cages d’ascenseurs en fer forgé, d’égouts poisseux, de dédales où se terre la racaille. Ces espaces clos évoquent les "carceri d’invenzione" de Giovanni Battista Piranese. Autant de voies qui ne mènent nulle part.

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°430, été 2024


Le Vampire noir (El vampiro negro). Réal : Roman Viñoly Barreto ; sc : RVB, Alberto Etchebehere, d’après Fritz Lang ; ph : Anibal Gonzalo Paz ; mont : Jorge Garate, Higinio Vecchione ; mu : Juan Ehlert. Int : Nathan Pinzón, Olga Zubarry, Roberto Escalada (Argentine, 1953, 90 mn).



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