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Marx peut attendre (2021)
de Marco Bellochio
publié le samedi 6 juillet 2024

par Anita Lindskog
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle Cannes Première du Festival de Cannes 2021

Sortie le mercredi 1er novembre 2023


 


Avec Marx peut attendre, Marco Bellochio explore, dans une démarche documentaire exigeante et dépouillée, le suicide de Camillo, son frère jumeau. C’était en 1968, il avait 29 ans.


 

Une cinquantaine d’années plus tard, en 2016, Marco, benjamin de la famille Bellochio qui comptait huit enfants, organise une réunion familiale à Piacenza, au Circolo dell l’Union, un cercle fondé par son père dans les années trente en plein fascisme, pour y fêter plusieurs anniversaires. Il se propose, à l’occasion de ce repas, de filmer les membres encore vivants de la famille et de laisser tourner la caméra. Il y a là les cinq frères et sœurs - Piergiorgio, l’écrivain et grand intellectuel (disparu depuis en 2022), Alberto le syndicaliste, Marialuisa, Letizia -, les enfants, ainsi que les deux enfants de Marco Bellocchio, Elena et Piergiorgio.


 


 

Dès la scène d’ouverture, le ton est donné. Francesco, neveu de Marco, fils de Tonino un des frères disparus, porte un toast à son père ainsi qu’à son oncle Camillo, il décrit ce dernier comme un ange. Le projet s’impose, Camillo sera l’ange et le protagoniste du film.


 

Le dispositif s’installe par petites touches, par le dialogue avec chacun des membres de sa famille proche qui sont les personnages principaux, et des tiers, dont Giovanna la sœur d’Angela, la fiancée de Camillo, Luigi Cancrini ami psychiatre, et le jésuite Virgilio Fantuzzi. En associant les souvenirs, en livrant des archives publiques et privées, en insérant des extraits de ses propres films, le cinéaste reconstruit peu à peu les morceaux du passé, et fait revivre l’histoire de son frère en menant une enquête pour ainsi dire …vitale.


 


 

Issus d’une bourgeoisie provinciale de l’Italie du nord, les enfants sont tous nés entre 1930 et 1939 dans un monde qui entre en guerre. Leur années de jeunesse seront marquées, comme tous les Italiens, par le choix entre la Monarchie et la République dans une Italie où l’Église catholique dominante attise la peur du communisme. Cette histoire collective de l’Italie de l’après-guerre met à jour les fonctionnements d’une famille singulière, et de la famille comme mode d’organisation, de contrôle, de transmission, de soumission. Tour à tour sont évoqués la maison de Bobbio, épicentre de la famille, le pantin Mussolini qui a effaré leur enfance, la mère très pieuse et distante, et leur père mort trop jeune, anticlérical invétéré et monarchiste, les relations entre les frères et sœurs, et Paolo, le frère handicapé mental dont Camillo a partagé la chambre, Camillo, le frère manquant, éternel remords de cette famille.


 


 

Dans une scène particulièrement émouvante et belle, Marco Bellocchio discute avec sa fille et son fils autour d’une table, évoquant le souvenir d’une lettre que Camillo lui avait adressée pour lui demander s’il y avait une place pour lui dans le monde du cinéma. Cette lettre, il l’a oubliée depuis. C’est son frère aîné, Piergiorgio, qui lui a permis de la redécouvrir. Lui n’avait pas fait attention ni répondu à l’époque. Le fait de s’interroger, sans s’épargner devant ses propres enfants, sur son rôle dans cette tragédie révèle également un regret : celui de n’avoir pas pris la mesure de l’état de santé de son jumeau, de ne pas avoir vu à quel point Camillo allait mal. Par la suite dans une scène sublime, l’on retrouve Marco Bellocchio, lisant cette lettre et arpentant le gymnase que s’était aménagé son frère dans la maison familiale, le lieu où il s’est donné la mort.


 


 


 


 

Après tout ce temps et le recul de la vie, une forme d’acceptation s’est opérée et on réalise combien chacun a été secrètement atteint, a cherché à survivre dans le déni de cette tragédie, en faisant tout son possible comme l’exprime Alberto. Le journal familial poursuit de manière profonde, voire salutaire, son exploration des entrelacs entre sphère intime, familiale et sphère collective et politique. C’est la politique qui inspire le titre du film, il s’agit d’une phrase lancée par Camillo à l’adresse de Marco peu de temps avant la tragédie. À l’automne 1968, engagé politiquement à l’Union des communistes, Marco enjoint son frère de rejoindre la révolution. Ce dernier lui répond "Marx peut attendre ! J’ai d’autres exigences essentielles !" (1).


 


 

Le personnage du frère est l’un des spectres de l’œuvre cinématographique de Marco Bellochio. Au moment de la mort de Camillo, Marco était devenu un cinéaste connu grâce à son premier film Les Poings dans les poches (1965), où est déjà montré un fils en colère, un frère attardé. Ainsi les films surgissent à la mémoire en quelques images. Le Saut dans le vide (1980) avec ces enfants jouant sur fond de hurlements horribles, ou encore Le Sourire de ma mère (2002) avec ce fils malade, devenu un meurtrier…


 


 

Très vite, Camillo apparaît comme un beau jeune homme discret, délaissé par une mère trop occupée par Paolo, handicapé mental, et pour laquelle il éprouve un amour viscéral, et à la recherche d’une place au sein de la fratrie et d’une voie dans la vie - entre l’aîné, Piergiorgio, grand intellectuel érudit, et Marco qui deviendra un cinéaste reconnu et célébré. Malgré sa rencontre avec une jeune femme et une profession de directeur d’une salle de sport, il reste seul, rongé de l’intérieur par une souffrance indicible. La beauté de Marx peut attendre tient à la pudeur de ce portrait, au grand respect que se vouent les membres de cette famille, et au regard sans concession que porte le cinéaste y compris sur lui-même. L’absence totale d’emphase est remarquable en ce qu’elle contribue à faire de ce documentaire une sorte de poème épuré entièrement dédié à un être aimé. La musique minimaliste de Ezio Bosso (1971-2020) apporte du lyrisme à ce film, et accompagne une temporalité singulière, où, plus Marco vieillit, plus jaillit, en contre-point, l’éternelle jeunesse de Camillo. Il n’y pas de réponse, il n’y a pas de clé. Les profondeurs et les abîmes de ce périple restent une énigme que Marco croise sur le pont Gobbo au dessus de la Trebbia, à Bobbio dans l’ultime plan du film.


 


 

Ce documentaire, on le comprend, a pour ressort un enjeu vital pour Marco Bellochio, et l’on connaît très peu de réalisateurs capables de se mettre à nu si radicalement dans leurs films, qui parviennent à (se) regarder en face dans un mouvement traversant de l’existence. En réintégrant le flux de ses propres expériences, en réévaluant les événements du passé, il nourrit les perceptions éthiques du monde à venir. Ce "travail" inspiré, libre, rageur et parfois lumineux de beauté sereine, s’inscrit dans le parachèvement d’une œuvre unique, composée de plus d’une vingtaine de longs métrages de fiction, dont quelques chefs d’œuvre, et quelques remarquables documentaires, dont celui-ci.

Anita Lindskog
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Cet épisode est explicitement évoqué dans un autre film de Marco Bellocchio, Les Yeux, La Bouche (Gli occhi, la bocca, 1982), où Lou Castel, le protagoniste du film, est le double du cinéaste.


Marx peut attendre (Marx può aspettare). Réal, sc : Marco Bellocchio ; ph : Michele Cherchi Palmieri & Paolo Ferrari ; mont : Francesca Calvelli ; mu : Ezio Bosso ; déc : Andrea Castorina ; cost : Daria Calvelli. Int : Alberto Bellocchio, Letizia Bellocchio, Marco Bellocchio, Maria Luisa Bellocchio, Piergiorgio Bellocchio, Francesco Bellocchio, Gianni Schicchi, Giovanna Capra, Virgilio Fantuzzi, Luigi Cancrini, Pavel Zelinskiy, Laura Betti, Lou Castel, Sergio Castellitto, Michel Piccoli, Emmanuelle Riva (Italie, 2021, 96 mn). Documentaire.



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