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Sevilla, Ninón (1921-2015)
À travers trois films
publié le mercredi 10 juillet 2024

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°430, été 2024

Sélections du Festival du film de la Rochelle 2024

Sorties le mercredi 10 juillet 2024


 


Après avoir ressorti, en 2023, cinq films de l’âge d’or du cinéma mexicain (1), les films du Camélia mettent à l’honneur trois longs-métrages avec la danseuse d’origine cubaine Ninón Sevilla, la superstar des années 1950 (2). On a qualifié ces films de cabareteras ou de rumberas - la rumba, genre de musique et de danse afro-cubaine, le partageant au mambo. Il s’agit pour la plupart de mélodrames musicaux se déroulant dans les night-clubs enfumés des grandes villes, où les femmes chantent et dansent devant un public masculin sur les rythmes afro-cubains, au son du Son. Leur scénario se concentre sur une figure féminine envoûtante, les hommes étant relégués aux emplois de canailles et de malfrats le doigt toujours sur la détente. Ce corpus constitue un genre hybride, les intermèdes musicaux prenant le dessus sur la narration.


 

L’Aventurière de Albert Gout (1950)

Dès la première scène du film, on comprend pourquoi Ninón Sevilla devait devenir une telle vedette. Blonde (plus ou moins naturelle), pulpeuse (aucun doute), sexy (en diable), le sourire éclatant, Elena, la protagoniste, est la séduction même. Issue d’une famille bourgeoise, la jeune fille se rend à son cours de danse. Au retour, elle trouve le domicile sens dessus dessous : sa mère s’étant enfuie avec un amant, son père s’est tiré une balle dans la tête… Et ce n’est que la première de ses épreuves. À Ciudad Juarez, un lieu de perdition dont l’innocente n’a pas idée, elle cherche du travail. Chacun de ses employeurs n’a de cesse de la harceler. Par bonheur, elle tombe sur le beau Lucio (Tito Junco), une ancienne connaissance, qui lui promet de la tirer de ce mauvais pas. Il a tôt fait de lui présenter une "amie" en quête d’une secrétaire dont le bureau se trouve au premier étage du… Pigalle, un cabaret ce qu’il y a de plus chic. Comme dans tout récit de traite des blanches, celle-ci, Rosauria, la drogue en douce et la vend pour une passe à un bon client. Cette Madame Claude est incarnée par Andrea Palma qui fut l’héroïne de La Mujer del Puerto de Arcady Boytler (1934), un des grands mélos du début du parlant. Ici, elle a un faux air de Joan Crawford.


 

Sans être explicitement réduite à l’emploi de travailleuse du sexe, Elena est astreinte à l’obéissance absolue, sous peine d’un coup de lame sur son minois porté par un certain Rengo, le factotum boiteux et muet de la maison (Miguel Inclán, excellent). Elle est engagée comme danseuse et remporte rapidement un succès exceptionnel. Le public se délecte de son numéro de danse orientale, d’une imitation de Carmen Miranda avec un tableau où elle se produit sur des rythmes caribéens, coiffée de deux ananas suivi d’un solo où elle susurre "Chiquita Banana", ceinte de bananes et en roulant des yeux façon Joséphine Baker.


 

Albert Gout souligne l’apothéose de sa prestation en démultipliant l’image de Ninón Sevilla, projetée en arrière-plan. Soulignons que les chorégraphies ont été créées par la comédienne. En bonus, le film nous offre les intermèdes musicaux chantés en duo par Pedro Vargas & Ana Maria Gonzales. Le film porte un rude coup au mythe de la mère, incarnée par femme infidèle, puis par une maquerelle. L’héroïne, avec ses danses lascives, bat en brèche l’hypocrisie sociale. Le scénariste, Àlvaro Custodio, exilé espagnol ami de Federico García Lorca, n’est pas étranger à cette dénonciation buñuelienne de l’establishment.


 

Victimes du péché de Emilio Fernández (1951)

Dans Víctimas de pecado, Emilio Fernández respecte le genre rumbera en insérant quelques chansons douces du ténor mexicain Pedro Vargas, et les rythmes frénétiques des Cubains Pérez Prado & Rita Montaner, laquelle intervient aussi dans le récit en introduisant Violeta (Ninón Sevilla) dans le bouge El Changoo. À cette dernière, elle déclare : "Ces lieux sont ce que nous, les artistes, en faisons". Autant dire que pour Emilio Fernández, l’art et la créativité des classes populaires sont l’essence même de la culture mexicaine. Le film a pour cadre le quartier déshérité de Nonoalco, connu pour sa criminalité. Rodolfo (Rodolfo Acosta), souteneur de son métier, incarne la domination masculine. Sorti tout faraud de chez le merlan, il lui faut un litre de mezcal pour se remettre du choc qu’il éprouve apprenant qu’une de ses gagneuses, Rosa, a mis au monde un enfant de lui. Loin d’être ému comme ces dames, il intime l’ordre à la jeune femme de jeter le nouveau-né à la poubelle et de reprendre illico le boulot. Ce qu’elle fait. Violeta récupère l’enfant et décide de l’élever comme le sien.


 

Dans Salón Mexico (1949), Emilio Fernández, abordait déjà les ressorts de la générosité et de l’abnégation. Ici s’ajoute la solidarité et l’amour entre deux êtres qui n’ont pas de liens de sang. Le thème de l’adoption est exalté, le visage de Ninón Sevilla, interprète subtile, étant superbement éclairé par Gabriel Figueroa. Une ferveur que l’on ne trouve pas dans les deux autres longs métrages dont il est ici question. Chassée de la scène, Violeta en est réduite au plus vieux métier du monde, adossée à la masure qui protège son berceau. Se succèdent alors des moments de bonheur et de guignon. Avec l’aide des autres consœurs, elle parvient à faire condamner Rodolfo. Mieux encore, elle obtient un engagement à La Maquina loca, estaminet fréquenté par les cheminots, situé près des rails, saturé des vapeurs de trains.


 

Son duo de bebop avec un danseur cubain virtuose vaut le détour. Santiago (Tito Junco), le patron de La Maquina loca adopte l’enfant. Las ! le bonheur est de courte durée : Rodolfo sorti de cabane, abat son rival et met le grappin sur son fils naturel qu’il veut associer à ses mauvais coups. Violeta entre par la fenêtre, armée d’un revolver et fait feu sur ce père indigne. On la retrouve à genoux, dans la blouse rayée des prisonnières, lavant le plancher à grande eau…


 

Prends-moi dans tes bras de Julio Bracho (1954)

Llévame en tus brazos tenait tellement à cœur à Ninón Sevilla qu’elle demanda au réalisateur, Julio Bracho, d’engager Gabriel Figueroa comme chef opérateur et investit une partie de ses gains dans la production - sans pour autant être créditée comme telle au générique. Le scénario de Julio Bracho abordait les sujets sensibles que sont le cynisme des exploitants de canne à sucre et la corruption des élites politiques.

Le film est en deux parties. La première se situe dans le Yucatán, sur les rives du Papaloapan que parcourt un cavalier chantant s’accompagnant à la guitare. Des images d’une très grande beauté qui pouvent faire songer à La Terra trema de Luchino Visconti (1948), ou à Stromboli de Roberto Rossellini (1950), montrant un village de pêcheurs essayant de dégager un poisson gigantesque pris dans les filets. Parmi ceux-ci se trouvent deux jeunes sœurs, Marta et Rita (Ninón Sevilla).


 

Cette section ethnographique reflète le meilleur aspect du Mexique : une communauté solidaire rude à la tâche sachant aussi faire la fête. Hommes et femmes se font face pour danser le huapango. Le gros poisson pourrait être une métaphore. Don Antonio, le patron de la sucrerie, brise la grève de ses ouvriers et les laisse sans pain. Il menace de saisir la barque d’un des pêcheurs - le père de Rita - si celui-ci ne rembourse pas sa dette. Puis, il accepte de patienter à condition qu’une de ses filles vienne travailler chez lui comme domestique. Rita prend les devants et accepte. Elle quitte son fiancé - le meneur de la grève -, non sans lui accorder une nuit sur la plage.


 

Coupée des siens, Rita devient l’objet de tous les désirs. La scène dans le bateau la menant chez Don Antonio, totalement muette, en champs-contrechamps sur les visages, sur celui de l’héroïne, d’Antonio et de son homme à tout faire, Agustin (Rodolfo Acosta, excellent dans les rôles de malfaisants) est saisissante. Tout est dit par les regards. Antonio demande à Rita d’assister à ses côtés à la réunion électorale d’un candidat au poste de gouverneur (Carlos López Moctezuma). Elle y revoit José qui, la croyant passée à l’ennemi de classe, l’éconduit. Elle se réfugie dans la tequila : d’où une série de… déboires qui la font tomber dans les bras d’Agustin, puis, naturellement, dans ceux d’Antonio.


 

Seconde partie du film : Rita quitte le Yucatán pour la ville. Elle s’y produit, en robe blanche ajustée, dans un bar où elle enthousiasme le public en interprétant de façon suggestive "Yo soy el caramelero". Le politicien, toujours en campagne, la repère et lui propose de faire du cinéma à Mexico. L’occasion pour le metteur en scène de montrer le complexe cinématographique Churubusco et de mettre en abyme son récit. Les studios sont le lieu de l’ascension suprême de la protagoniste. De simple fille de pêcheur, elle accède au statut de maîtresse du patron, puis à celui de vedette de variétés, pour enfin devenir une star. D’autres rebondissements vont suivre, qui permettront à Ninón Sevilla de briller dans une diversité de registres.

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°430, été 2024

1. cf. "L’âge d’or du cinéma mexicain", Jeune Cinéma n°422, mai 2023.

2. Ninón Sevilla, de son vrai nom Emilia Perez Castellanos, est née à La Havane le 10 novembre 1921, et morte à Mexico le 1er janvier 2015.


* L’Aventurière (Aventurera) aka Maison de rendez-vous. Réal : Albert Gout ; sc : A.G., Álvaro Custodio & Carlos Sampelayo ; ph : Alex Phillips ; mont : Alfredo Rosas Priego ; mu : Antonio Díaz Conde. Int : Ninón Sevilla, Tito Junco, Andrea Palma, Rubén Rojo, Miguel Inclán, Maruja Grifell, Luis López Somoza, María Gentil Arcos, Miguel Manzano, Pedro Vargas (Mexique, 1950, 101 mn).
Sortie en France le vendredi 23 janvier 1953.

* Victimes du péché (Víctimas del pecado) aka Quartier interdit. Réal : Emilio Fernández ; sc : E.F. & Mauricio Magdaleno ; ph : Gabriel Figueroa ; mont : Gloria Schoemann ; mu : Antonio Díaz Conde. Int : Ninón Sevilla, Tito Junco, Rodolfo Acosta, Rita Montaner, Arturo Soto Rangel, Francisco Reiguera, Lupe Carriles, Pedro Vargas (Mexique, 1951, 90 mn).
Sortie en France le mercredi 2 janvier 1952.

* Prends-moi dans tes bras (Llévame en tus brazos) aka Rita, fille ardente. Réal : Julio Bracho ; sc : J.B. & José Carbo ; ph : Gabriel Figueroa ; mont : Gloria Schoemann ; mu : Antonio Díaz Conde. Int : Ninón Sevilla, Armando Silvestre, Andrea Palma, Carlos López Moctezuma, Andrés Soler, Julio Villarreal, Consuelo Guerrero de Luna, Rosenda Monteros (Mexique, 1954, 98 mn).
Sortie en France le samedi 29 mai 1954.



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