home > Films > Val Abraham (1993)
Val Abraham (1993)
de Manoel de Oliveira
publié le mercredi 10 juillet 2024

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle de la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes 1993

Sorties les mercredis 1er septembre 1993 et 10 juillet 2024


 


Capricci (1) sort en salle, à partir du 10 juillet 2024, la version restaurée de Val Abraham de Manoel de Oliveira (1993). Il s’agit de d’une adaptation libre de Madame Bovary de Gustave Flaubert (1857), transposée par le réalisateur et l’écrivaine Agustina Bessa-Luis - l’auteure du scénario de Francisca (1981) - dans le Nord du Portugal contemporain. Le cinéaste s’expliqua sur ces choix dans un entretien aux Cahiers du Cinéma en avril 1993. Se trouvant au Havre, il relut, "avec une extrême attention", le roman, puis proposa le sujet à son producteur Paulo Branco. Celui-ci fut "tout de suite très partant", bien que la version de Claude Chabrol avec Isabelle Huppert soit sortie en 1991. Le film de Manoel de Oliveira ne fut pas tourné en France, mais au Portugal, ce dont se félicita le cinéaste : "Je pouvais retrouver mes maisons à moi, mes lieux et, bien sûr, ma langue".


 


 

Val Abraham est en réalité l’adaptation d’une adaptation, le cinéaste ayant amendé le texte de Agustina Bessa-Luis qui parut en librairie en 1991. Ce livre étant foisonnant, "avec beaucoup d’histoires imbriquées", le cinéaste en réécrivit partiellement les dialogues. "J’ai tout remis à plat", déclara-t-il. Il loua la vivacité du style de l’auteure, mais resta réservé sur "sa position ouvertement féministe". Val Abraham est, littéralement, un film fleuve en raison de sa durée (3 h 23 mn), et parce qu’il s’ouvre et se clôt sur de magnifiques plans des eaux miroitantes du Douro. On sait que le natif de Porto était familier de cette région et que son premier court métrage fut, précisément, Douro, faina fluvial (1931). Ici, l’histoire se déroule sur les deux rives, Manoel de Oliveira privilégiant les prises de vue sur les vignobles plantés en de sinueuses terrasses. On y rencontre les travailleurs, les domestiques et leurs maîtres qui forment le milieu de l’aristocratie de province et de la haute bourgeoisie.


 


 

Inutile de dire que le cinéaste chevronné produit une "belle infidèle" par rapport à l’œuvre de Gustave Flaubert. Il en conserve la structure (l’épisode du mariage, celui du bal), et quelques noms lusitanisés (Carlos et Ema), mais il se débarrasse de personnages essentiels dans le roman originel : le pharmacien Homais, Monsieur Lheureux, le marchand de nouveautés et Hyppolite, le garçon d’écurie pied bot. La légère claudication de l’héroïne fait-elle référence à ce personnage, ou à celui de Tristana (1970) ? Le spectateur fait peu à peu connaissance avec Ema, montrée d’abord adolescente et déjà d’une merveilleuse beauté dans le cadre de la maison paternelle. Orpheline, elle est élevée par une vieille tante très pieuse. Elle est entourée de trois servantes gaies et délurées et d’une lavandière sourde et muette, Ritinha, avec qui elle a une relation privilégiée. En acceptant d’épouser un médecin veuf plus âgé qu’elle et qu’elle n’aime pas, elle passe de la demeure familiale à celle de l’époux, sur l’autre rive du Douro : Val Abraham.


 


 

Changement assorti d’une citation de l’Ancien Testament qui marque l’entrée d’Ema dans l’ordre du patriarche… Abraham, mais aussi, "dans le monde", dont elle était jusque-là écartée. Au cours d’une soirée dansante, la gent masculine se presse autour d’elle tandis que son mari, épuisé par les visites à ses patients, dort sur un canapé. En un premier temps, Ema se contente de se laisser courtiser. Très vite, elle prend un amant, une canaille de la haute, Osorio, qu’elle rejoint dans un nid d’amour nommé Vesuvio. Elle trouve également un confident, Luminares, proche d’une écrivaine qui représente l’auteure portugaise. Dans cette communauté, intervient une autre instance : la voix off. C’est le directeur de la photographie, Mario Barroso, qui tient le rôle du narrateur : l’œil du film est aussi la voix qui ponctue la bande-son. Val Abraham est un film de parole, où les spéculations (notamment sur le bovarysme) et les méditations (sur l’avenir de l’Europe) transitent par la musicalité de la langue portugaise. Chaque personnage joue sa partition. Tandis que Ritinha est accompagnée par du Robert Schumann, Ema, l’est par le premier mouvement de la Sonate au Clair de lune.


 


 

Autant les lieux sont précis et proches les uns des autres, tels les mailles d’un filet de pêche, autant le temps du récit est des plus indécis. Au bout de trente minutes, l’espiègle Cecile Sanz de Alba (censée avoir quatorze ans) est remplacée en tapinois par Leonor Silvera ("plus svelte, plus grave"), son actrice fétiche. Jusqu’au final, Ema ne changera pas, le temps n’aura pas prise sur elle. Telle une Belle au bois dormant, elle verra son mari vieillir, grisonner, grossir et ses deux filles atteindre dix, puis quinze ans, puis être bonnes à marier. Comme pour s’assurer de son apparence, Ema se contemple dans de très nombreux miroirs, et cherche son image dans les tableaux d’aïeules ornant les murs. On observe que le temps d’Ema est un temps immobile, indivis, coupé de l’Histoire. Il faut dire que, dans son milieu, le cours du temps est rarement évoqué. La Révolution des Œillets, marqueur séculier s’il en est, est tout juste mentionnée de façon allusive. Les conversations mondaines s’offusquent de l’épidémie de sida et s’inquiètent de l’entrée du Portugal dans la Communauté européenne.


 


 

La classe dominante semble condamnée à la stase et au ressassement. Le dynamisme est au contraire du côté des ex-subordonnés. Ainsi, le majordome du Vesuvio, après avoir quitté son pays et s’être enrichi en Angleterre, ose-t-il proposer à Ema rien de moins que de… l’acheter. D’un ancien jeune amant qui, jadis, fou d’amour, parcourait avec elle le Douro en hors-bord à tombeau ouvert, est depuis devenu "révolutionnaire". De même, le facteur, qui ne reconnaît pas notre héroïne en blouse de travail balayant la cour, lui lance : "Demande à tes patrons de faire ce travail et défends tes droits". Lorsqu’elle lui réplique en justifiant l’état des choses, il la traite de fasciste. Val Abraham est bien "l’évocation du Portugal dans la deuxième partie du siècle dernier", dont Manoel de Oliveira a été le témoin engagé. Mais quid de sa relation à son héroïne ?


 


 

Avec Madame Bovary, le cinéaste s’attaque à un mythe littéraire. Il s’y livre sans le sarcasme de Gustave Flaubert ni le parti pris féministe de Agustina Bessa-Luis. Il insiste sur la capacité de son personnage à résister par la poésie au monde qui l’entoure, sur les libertés qu’elle s’octroie, sur son caractère fantasque, sur son art de mettre en scène sa vie puis sa mort. Ceci apparaît clairement dans l’ellipse du final où Ema, "parée comme pour aller au bal", tombe comme par accident dans le fleuve-roi ibérique. Le thème de la beauté inaltérable, celui de l’ensorcellement qu’elle exerce sur tous ceux qui l’approchent ne relèvent pas du roman réaliste mais du domaine des contes et légendes. Ils font écho à la beauté cosmique du fleuve et des paysages qu’il traverse. Ema se confond avec le Douro. La poétique de Gaston Bachelard dans L’Eau et les rêves pourrait s’appliquer à l’héroïne de Val Abraham, "un être voué à l’élément aquatique qui est un être en vertige".

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Val Abraham chez Capricci.


Val Abraham (Vale Abraão). Réal : Manoel de Oliveira ; sc : M. de O. & Agustina Bessa-Luís ; ph : Mario Barroso ; mont : M. de O. & Valérie Loiseleux ; mu : Richard Strauss, Robert Schumann, Frédéric Chopin, Claude Debussy, Gabriel Fauré, Ludwig von Beethoven ; déc : Zé Branco ; cost : Isabel Branco. Int : Leonor Silveira, Luís Miguel Cintra, Ruy de Carvalho, Diogo Dória, José Pinto, António Reis, Mario Barroso, Isabel Ruth (Portugal, 1993, 203 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts