par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°177, novembre-décembre 1986
Sélection officielle en compétition du festival de Cannes 1986
Sorties les mercredis 12 novembre 1986 et 3 juillet 2019
Il y a deux ans, la sortie de Stranger Than Paradise prit la forme d’un soufflé médiatique hardiment cuisiné, mobilisant tous les décalés-câblés et quelques autres, anxieux de ne pas laisser s’enfuir l’express de la modernité. Seul ou presque de son espèce, Jeune Cinéma refusa de se laisser berner par les sirènes de la mode qui parvinrent à faire de ce confetti insignifiant un événement. Gageons que la sortie de Down by Law sera saluée du même concert de trompettes auquel ne manquera que notre habituelle dissonance. Car le dernier film de Jim Jarmusch ne pourra que conforter ses spectateurs dans leur certitude : les uns y verront une nouvelle et bouleversante variation sur la dérive, les autres la confirmation d’un nouvel épigone malingre de Wim Wenders.
Non que l’aspect formel du film n’éveille quelque intérêt : le noir & blanc devient un trop rare plaisir qu’il serait dommage de bouder, surtout comme ici, avec la photographie magnifiée de Robby Müller. Mais enfin, la contemplation de quelques beaux plans nocturnes de la Nouvelle Orléans, ou d’une échappée en barque à travers les bayous, si gratifiante soit-elle pour nos rétines surchargées d’Eastmancolor, ne peut nous retenir longtemps. On se trouve donc confronté au film, c’est-à-dire à pas grand-chose.
L’argument est simple : l’évasion de trois compagnons de cellule et leur cavale. Pour rendre passionnante une fiction aussi minimale, il y a deux possibilités : le jansénisme absolu pour exprimer l’essence de la fuite, ou le picaresque dont l’intérêt repose sur les marges de l’action. Il semble que pour ne pas avoir à choisir l’une ou l’autre, Jim Jarmusch ait tenté de les mélanger en ajoutant trois pincées de Robert Bresson à deux zestes de Wim Wenders. D’où ce film mi-chou mi-chèvre, où se succèdent en alternance, à l’intérieur de longs plans invertébrés, gesticulations et dialogues, le plus souvent basiques.
Certes, on sait l’importance du non-dit et le silence des personnages peut être tout bruissant d’infra-mondes. Encore faudrait-il que ces personnages possèdent un soupçon d’existence pour qu’on puisse les créditer des nobles pensées qu’ils n’expriment pas. Rien de tel ici, où on ne sait auquel, du maquereau minable (John Lurie) au disc-jockey dérisoire (Tom Waits), attribuer la palme du plus calamiteux.
Le troisième pied-nickelé (Roberto Benigni) échappe à cette caractérisation amorphe et constitue la seule raison qui interdise à notre attention de s’engourdir définitivement. Il est le seul à disposer d’une vertu comique, grâce à son innocence constamment confrontée à l’hostilité d’un environnement qu’il détourne par le langage (la comptine improvisée dans la cellule, le lapin qu’il accommode verbalement au romarin). Il est le seul à dynamiter une action sans lui inexistante : la demi-heure qui précède son arrivée est interminable.
Dès qu’il surgit, le film s’anime ; sa volonté naïve d’agir comme dans les films américains qui ont bercé son enfance italienne, lui procure les clés pour échapper à la réalité. On s’évade comme en jouant, on retrouve miraculeusement son chemin dans les marécages, on découvre l’amour dans une maison de poupée au cœur de la forêt. Il fallait cet échevelé étrange, qui récite Robert Frost au milieu du bayou, pour que Down by Law ne s’englue pas totalement, à l’image de cette barque symbolique aspirée par le marécage.
Mais peut-être l’ambition de Jim Jarmusch était-elle simplement d’obtenir une cohérence parfaite en dépeignant la morosité avec les couleurs de l’ennui. Auquel cas, sa mission est (presque) accomplie. Mais avant qu’il ne nous assène l’opus IV de ses œuvres anthumes, il serait charitable de l’avertir que la dérive, après trente ans de loyaux services - rappelons qu’elle fut inaugurée en tant que figure théorique de l’avant-garde par les pré-situs en 1956 - n’est plus qu’une vieille lune dévalorisée par trop d’usage et qu’il lui faut désormais trouver un autre motif d’exaltation de la post modernité.
Lucien Logette
Jeune Cinéma n°177, novembre-décembre 1986
Down by Law. Réal : Jim Jarmusch & Claire Denis ; sc : J.M. ; ph : Robbie Müller ; mont : Melody London ; mu : John Lurie ; déc : Janet Densmore ; cost : Carol Wood. Int : John Lurie, Tom Waits, Roberto Benigni, Nicoletta Braschi, Ellen Barkin (USA-RFA, 1986, 107 mn).