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Innocent (l’) (1976)
de Luchino Visconti
publié le mercredi 31 juillet 2024

par Jean Delmas
Jeune Cinéma n°96, été 1976

Sélection officielle Hors compétition du Festival de Cannes 1976

Sorties les mercredis 15 septembre 1976, 6 mars 2013 et 31 juillet 2024


 


La projection de L’Innocent, le film que Luchino Visconti achevait à l’heure de sa mort (1), aurait pu être un moment d’émotion dans ce festival : l’adieu à un grand cinéaste que nous avons beaucoup aimé. Elle l’aurait été si le film avait seulement contenu cette part de confidence personnelle d’un vieil homme qui nous touchait dans Violence et passion (1974). Mais précisément, ce drame de la jalousie dans la belle société de la Belle Époque paraît un sujet trop conventionnel, trop refroidi par soixante-quinze ans écoulés depuis que Gabriele D’Annunzio écrivit le roman pour que quiconque aujourd’hui puisse y mettre quelque chose de lui-même.


 


 

Tullio Hermil le protagoniste du film, quand il s’était marié avec Giuliana attendait de sa femme une fidélité inconditionnelle sans qu’il soit besoin de la payer de retour. Après une longue absence - temps passé avec Teresa Ruffo, l’une de ses maîtresses - il se prend pour Giuliana d’une grande passion qui appelle un recommencement : "Tu as été ma femme, ma sœur, jamais ma maîtresse"...


 


 


 

Mais il se trouve que Giuliana, pendant ce temps, a fait la connaissance de Filippo d’Arborio, un écrivain en vogue, qu’elle l’a aimé, qu’elle en attend un enfant. Tullio n’obtient pas d’elle qu’elle se fasse avorter et il ne parvient pas à réfréner sa haine à lui contre l’intrus "innocent". Peu après la naissance, la nuit de Noël, quand tous sauf lui sont à la messe de minuit, dont la musique lointaine accompagne le crime, il sort le bébé de son berceau, l’expose au froid du dehors, dont il mourra.


 

On imagine qu’au temps de Gabriele d’Annunzio certains éléments de ce récit aient pu faire figure d’audaces : ainsi la (très timide) revendication du droit de la femme à l’égalité dans l’amour, ainsi les attitudes de libre esprit devant la religion, le mariage, l’avortement d’un Tullio convaincu que notre destin se décide sur cette Terre. Mais en 1976, ces audaces sont des pétards mouillés. Et Luchino Visconti à cru bon de les éteindre encore davantage en ajoutant, pour la fin, un suicide de Tullio qui n’existait pas dans le roman - autopunition qui restitue leurs droits au péché et au remords.


 


 

Ce suicide, par ailleurs, veut peut-être nous orienter vers l’idée de la fin d’un monde, ce thème chéri de Luchino Visconti. Il a répété en effet à propos de L’Innocent ce qu’il avait dit, au moins depuis Senso, à propos de tous ses films : "Tullio et Giuliana appartiennent à la grosse bourgeoisie italienne responsable de l’arrivée du fascisme. L’Innocent est l’histoire de la désagrégation non seulement d’une famille, mais également d’une certaine société et d’une certaine Italie". Mais comment trouver cela dans le film ? li est vrai que la lucidité la plus aiguë peut ne pas exclure - comme en témoigne Le Guépard - une tendresse pour une société condamnée par l’Histoire. Mais où trouve-t-on ici ce constat de déchéance ? Où trouve-t-on autre chose qu’une complaisance rétro pour ce monde fané ? Salle d’escrime, salle des ventes aux jours d’affluence mondaine, salon au fauteuil doré où "pour courtiser une femme, on fait pénitence avec Liszt ou Mozart", villas-châteaux, dont les sièges sont soigneusement recouverts de housses en l’absence des patrons - décors souvent très beaux du grand Piero Tosi. On nous dit que les princes Colonna ont prêté leur palais pour le tournage et que les plus grands noms de l’aristocratie se sont mobilisés pour être "les figurants exceptionnels de leur ami Visconti". Mais avec un décor et des mondanités on ne fait pas un film.


 


 


 

Luchino Visconti est entré dans le cinéma en tordant le cou au "cinéma des téléphones blancs", avec Ossessione (1943) et La terra trema (1948). Il en est sorti en restaurant un cinéma des fauteuils dorés sous housses blanches. "Gabriele D’Annunzio, a-t-il dit, reviendra à la mode, ainsi que les costumes et les meubles de son temps, surtout après mon film". Souhaitons que L’Innocent ne suscite pas cette mode super-rétro et que Gabriele d’Annunzio reste enseveli sous les housses de l’histoire littéraire.

Jean Delmas
Jeune Cinéma n°96, été 1976

1. Luchino Visconti (1906-1976) est mort le 17 mars 1976. Il n’était pas satisfait du premier montage de son film, mais il mourut avant de pouvoir y retravailler. Le film fut présenté dans cette version à Cannes.


L’Innocent (L’innocente). Réal : Luchino Visconti ; sc : L.V., Suso Cecchi D’Amico & Enrico Medioli, d’après Gabriele D’Annunzio ; ph : Pasqualino De Santis ; mont : Ruggero Mastroianni ; mu : Franco Mannino ; déc : Carlo Gervasi ; cost : Piero Tosi . Int : Giancarlo Giannini, Laura Antonelli, Jennifer O’Neill, Marc Porel, Didier Haudepin, Massimo Girotti, Marie Dubois, Claude Mann (Italie-France, 1976, 128 mn).



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