par Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°71, juin 1973
Nomination aux Oscars 1974.
Prix des meilleurs costumes à Piero Tosi
Sorties le jeudi 15 mars 1973 et les mercredis 4 juillet 2001 et 31 juillet 2024
1864 : Louis de Wittelsbach devient le roi Louis Il de Bavière - 19 ans, beau, plein de projets. Vingt ans plus tard il présente le visage ravagé d’un homme au bord du suicide. Comment cet homme a-t-il sombré dans la folie ? Tel est le sujet du dernier film de Luchino Visconti.
Toute une légende s’est créée autour du roi fou, romantique attardé. Luchino Visconti trouvait dans ce destin le thème de la décomposition d’un individu en liaison avec celle de la société, qui lui est particulièrement familier.
Il ne faut donc pas chercher une nouveauté dans l’inspiration. Mais quelle maîtrise dans la réalisation. Nul ne le surpasse dans l’art de rendre la splendeur nostalgique d’une société qui va bientôt disparaître. Ici, c’est la cour de Münich lors des fêtes de couronnement de Louis, le dernier roi indépendant. L’écran est envahi par le velours rouge profond des immenses crinolines, rendu plus somptueux encore par le contraste avec le rouge plus acide de la soie dans les habits des cardinaux. Magnificence du costume royal et des joyaux. Charme désuet de l’arrivée des reines, port de tête très droit, rythmé par de petits sauts, si menus et fréquents qu’on pense à un ballet. Beauté aussi des séquences romantiques, promenades et cavalcades au clair de lune. Une voiture toute noire surgit de la blancheur d’un talus dans un grand éclaboussement de parcelles neigeuses qui répond au plumet blanc des chevaux, puis la voiture glisse dans la neige, dans une vallée entourée de montagnes toutes blanches.
Mais cette beauté, nous l’admirons d’autant plus qu’elle est liée à un contexte qui est loin d’exprimer seulement le sentiment de la Nature. Ces scènes nocturnes ne sont pas les seules : la plus grande partie du film se déroule dans la nuit, car son personnage central vit dans la nuit. À l’intérieur d’un palais, en l’absence de toute activité humaine normale, la nuit prend un tout autre sens. Tout devient sombre, s’épaissit. Dès le début du film on sent chez le prince une tension qui crée un malaise. Une tension qui se relâche rarement, même quand Ludwig est amoureux de sa cousine, l’impératrice Élisabeth - ce n’est d’ailleurs pas la meilleure partie du film : Élisabeth est un peu trop Sissi. Cette tension est admirablement rendue par la dureté de la photographie, la lumière jetée sur un visage ou une partie de visage, les arêtes dures, le contraste violent de l’ombre et de la lumière.
Tension, excès, sont également rendus sensibles dans les rapports avec Richard Wagner. La passion du prince pour l’artiste ne sera payée de retour qu’en apparence. Mais si le musicien ne réussit pas à sauver jusqu’au bout cette apparence, l’admiration restera. Ludwig sera de plus en plus cette silhouette étriquée d’un souverain qui force sa voix pour donner brutalement des ordres, comme si déjà il n’était plus de plain-pied avec sa fonction - un homme qui se sent surveillé (et qui l’est) et le supporte de moins en moins parce qu’il a quelque chose à cacher. Ce quelque chose - Luchino Visconti le fait comprendre dès l’intrigue avec Élisabeth, passion impossible, passion alibi - est son homosexualité. Désormais Ludwig se sépare. Il vit la nuit - quand les autres dorment. Son moi s’exaspère dans la démesure - Luchino Visconti excelle dans l’expression de cette démesure - et aussi dans les inventions d’une imagination qui se veut en dehors des normes. Par exemple cette étonnante galerie, dans un des châteaux qui sont la passion du roi, bordée de chaque côté, malgré son infinie longueur, de hauts lampadaires ramifiés, auxquels s’ajoutent encore deux rangées de candélabres suspendus au plafond et également serrés. Par exemple à l’intérieur d’un château, ce lac, ces cascades, cette barque relevée en coquille pour les promenades.
Tout cela vient d’un homme qui se terre dans ses palais, entouré seulement de jeunes valets, et se sent de plus en plus traqué. Visage d’un blanc maladif aux paupières ourlées de rouge. C’est dans l’atmosphère romantique d’un violent orage et d’une pluie déchaînée qu’on lui notifiera sa déchéance et la décision de le remettre aux médecins. Le lendemain il se noiera dans un lac.
Luchino Visconti - est-ce historique ? - a voulu que soit posée au prince une alternative politique. Un fidèle vient lui apprendre la défaite de Sadowa qui aura finalement pour conséquence la fin de l’indépendance bavaroise. Ludwig déclare qu’il était contre cette guerre, mais que, n’ayant pas été suivi, il veut ignorer la question, cherchant sa propre liberté en dehors de celle des autres : grande indignation de son ami qui traite "d’odieuse" cette attitude individualiste. Cette séquence, par trop extérieure à l’ensemble rappelle la fin de Rocco et ses frères (1960). Elle apparaît, chez le Luchino Visconti triomphant de ces dernières années, comme une nostalgie du Luchino Visconti militant d’autrefois. Elle rappelle que cet artiste, qui sait faire voir avec tant d’éclat le déclin d’un monde, a été autrefois de ceux qui cherchaient à dégager les traits du monde futur et aider à son accouchement.
Ginette Gervais-Delmas
Jeune Cinéma n°71, juin 1973
Ludwig ou le crépuscule des dieux (Ludwig). Réal : Luchino Visconti ; sc : L.V., Suso Cecchi D’Amico & Enrico Medioli ; ph : Armando Nanuzzi ; mont : Ruggero Mastroianni ; mu : Wagner, Schumann. Int : Helmut Berger, Romy Schneider, Trevor Howard, Silvana Mangano, Gert Fröbe, Helmut Brien, Umberto Orsini, John Moulder Brown, Adriana Asti, Marc Porel (Italie-France-Allemagne, 1972, 238 mn).