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Gens de Dublin (1987)
de John Huston
publié le mercredi 15 août 2018

par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°184, novembre-décembre 1987

Sélection en ouverture de la Mostra de Venise 1987

Sorties les mercredis 13 janvier 1988 et 16 décembre 2009


 


On savait John Huston très malade. Il avait tourné L’Honneur des Prizzi (1985) pratiquement sous perfusion. Et pourtant, il y faisait preuve d’une jeunesse et d’une vigueur de ton qui étaient comme un pied de nez à la vieillesse et à la mort. On avait entendu parler de ses projets. The Dead était programmé à Venise. Aussi, à notre arrivée à la Mostra, la nouvelle de sa mort est-elle tombée comme un coup de massue. Un géant disparaissait. Quelques jours plus tard, en prenant place dans la grande salle pour voir son dernier film, ces deux mots "Les Morts" nous paraissent presque dérisoires par rapport au vide que nous ressentions. Il y avait une sorte d’impudeur à s’installer devant un film qui, inévitablement, sonnait comme un testament. Mais c’était aussi le miracle du cinéma. Dans cette coïncidence, il nous était donné d’entendre encore une fois la voix de John Huston à travers ses personnages, d’éprouver sa présence avec encore plus d’intensité parce qu’à travers les images allait s’installer un dialogue secret au-delà de la mort.


 

Ainsi donc, il avait choisi la nouvelle qui conclut le recueil Dubliners (Gens de Dublin) de James Joyce, un texte tout en nuances et profondément imprégné par ce qu’on pourrait appeler "l’âme irlandaise". L’histoire est en apparence très anodine. Deux vieilles dames ont pris pour habitude d’inviter chaque année leur famille et les amis pour un repas de début d’année. Nous sommes le 6 janvier 1904. Les invités arrivent progressivement dans la maison cossue de Dublin. Dehors, la neige enveloppe la ville d’un manteau blanc. À l’intérieur, le rituel se met lentement en place, fait de conversations superficielles, de musique, de préparatifs pour le repas. La force de l’habitude a tissé des connivences, de petites inimitiés, mais tout ce petit monde apparaît comme un microcosme irlandais.


 


 

En l’espace de 82 minutes, John Huston pose un regard attendri sur la vingtaine de personnages qui composent le groupe. Sans presque sortir de la maison, il leur donne suffisamment d’épaisseur pour qu’ils se mettent à exister par eux-mêmes. Sans chercher à nous livrer leur histoire, ils portent avec eux leur passé par le miracle d’une troupe d’acteurs choisis avec soin et unis par l’esprit profondément irlandais du texte et les situations. Le personnage de Freddy, ivrogne drôle et pathétique en est un parfait exemple.


 


 

Si aucun d’eux n’est emblématique, ils révèlent un peuple habité par des souvenirs collectifs, une sorte de romantisme touchant, fondé sur un sens aigu de la poésie, un goût pour les légendes et la musique. Au cours des conversations, on évoque le souvenir de concerts, d’opéras italiens, de chanteurs qui ont laissé leurs traces dans l’histoire de Dublin. Plus important que les détails des conversations, ce qui compte pour nous, c’est l’émotion quasi musicale qui émane des voix, de la lumière chaude, des gestes et des expressions des personnages. Comme James Joyce, John Huston fait une rapide allusion à la situation de l’Irlande au début du siècle au détour d’un aparté entre une militante nationaliste et le personnage principal, Gabriel, plus ambigu, plus complexe.


 


 

La plus grande partie du film s’attache à faire vivre ce cérémonial convenu du repas de Nouvel An. Et tout y est : l’oie, le pudding et une multitude d’accompagnements divers. Mais la mise en scène de John Huston balaye tout ce qu’un tel dispositif pourrait contenir de banalité. À la fin du repas, Gabriel se lève pour porter le toast que tout le monde attend en l’honneur de ses deux vieilles tantes. Écrivain et orateur, il s’est fait une spécialité de ce discours annuel. Il a répété dans sa tête tous les détails, jusqu’à la citation de Robert Browning qui doit faire vibrer tout l’auditoire. Au moment où il se lève pour dire "Ladies and gentlemen", le silence se fait, un silence rare au cinéma, pour mieux accueillir la voix musicale de Gabriel (extraordinaire Donald McCann), et donner à son hommage de l’hospitalité un écho qui dépasse tout ce que son propos pourrait avoir de banal et de convenu. Dans cette séquence, John Huston nous gratifie de deux plans remarquables. La caméra prend la place des deux (et nous avec elle) pour cadrer le reste des convives. Elle se retourne et nous montre les vieilles dames en larmes. Dans ce renversement passe toute l’émotion simple d’un moment qui, à lui seul, résume l’atmosphère du film.


 


 

Beaucoup de critiques présents à Venise ont sous-estimé cette partie du film pour ne retenir que le finale. Gabriel qui a senti sa femme lui échapper cherche à comprendre. Greta lui raconte alors comment ce chant a ravivé en elle le souvenir du grand amour de sa vie pour un garçon de 17 ans qui est mort pour elle. Cette révélation douloureuse bouleverse Gabriel et fait tomber le masque mondain et futile qu’il avait porté pendant la soirée. Alors que Greta s’endort, vaincue par cette remontée du souvenir, Gabriel se met à la fenêtre et, face à la caméra, en voix off, se livre à une méditation sur sa vie, sur la vie et la mort.


 


 


 

On a toujours eu un faible pour les cinéastes qui ont le courage de planter leur regard dans le nôtre, comme Charlie Chaplin à la fin du Dictateur ou Akira Kurosawa, par le biais de son acteur, dans Un merveilleux dimanche. Ce qui est bouleversant ici provient de la conjonction d’un texte, d’une voix, d’un message qui unit les vivants et les morts. James Joyce, Donald McCann, John Huston s’unissent dans une célébration unique. En reprenant le texte de l’écrivain, on se rend compte de l’audace tranquille du réalisateur, qui a transformé le commentaire de James Joyce en un monologue intérieur pour en faire son testament, comme s’il parlait à la première personne.


 


 


 

Lorsque la caméra quitte le visage de Gabriel, elle accompagne ses derniers mots pour survoler les paysages irlandais baignés d’une lumière d’hiver, les collines, les cimetières sur lesquels tombe une neige qui crée une sorte d’espace irréel. L’Irlande devient alors ce lieu mystérieux et mythique dans lequel rôdent les âmes de ceux qui ont franchi la ligne ténue qui sépare la vie de la mort. Du même coup, on sait maintenant que John Huston ne nous a pas vraiment quittés, qu’il se promène libre et aussi immatériel que ces flocons de neige sur les paysages d’Irlande.

Bernard Nave
Jeune Cinéma n°184, novembre-décembre 1987


Gens de Dublin (The Dead). Réal : John Huston ; sc : Tony Huston d’après la nouvelle The Dead, dans le recueil de nouvelles Dubliners de James Joyce (1914) ; ph : Fred Murphy ; mont : Roberto Silvi ; mu : Alex North ; cost : Dorothy Jeakins. Int : Donald McCann, Anjelica Huston, Dan O’Herlihy, Helena Carroll, Colm Meaney, Cathleen Delany, Donald Donnelly, Frank Patterson (Grande-Bretagne-Irlande-USA, 1987, 82 mn).



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