Kurosawa redécouvert
par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°132, février 1981
On a longtemps opposé, dans l’œuvre de Akira Kurosawa, les films historiques et les films modernes, comme si son inspiration balançait d’un registre fondé sur le spectaculaire à un autre plus profond où s’exprimerait une morale du cinéaste. Toutes les fois que la question lui a été posée d’expliquer cette division, il a toujours répondu qu’elle n’existait pas et une vision attentive de ses films montre que depuis La Légende du grand judo (1943) jusqu’à Kagemusha (1980), il existe une unité profonde, celle d’un homme impliqué dans chacune de ses créations.
On peut préférer tel film à tel autre, Vivre (1952) pour son message, Le Château de l’araignée (1957) pour la beauté de la forme, mais en fait tous reflètent une vision de l’humanité qui échappe à tout système parce qu’elle est avant tout le fruit d’une exigence de vérité. C’est aussi ce qui explique l’unité et la variété de cette œuvre. En même temps que les films s’éclairent l’un l’autre, chacun d’eux constitue une entité propre. Contrairement à d’autres cinéastes qui répètent toujours les mêmes fantasmes personnels, Akira Kurosawa coule sa réflexion d’homme et d’artiste dans des formes constamment renouvelées. L’unité de son œuvre tient avant tout à ce que l’on a appelé son "humanisme", que des films comme Barberousse (1965) et Vivre illustrent parfaitement dans la mesure où les personnages centraux y expriment avec le plus de force et de cohérence cette vision de l’homme qui éclaire toute sa démarche. Mais le mot humanisme a été tellement galvaudé, souvent dévalorisé dans certaines bouches et par certaines pratiques, qu’il paraît trop étriqué pour définir à lui seul toute l’œuvre de Akira Kurosawa. Surtout, il serait faux de le placer au cœur d’un débat philosophique ou politique dans la mesure où sa personnalité, telle qu’elle nous apparaît à travers ses films et ce qu’il a pu dire à leur sujet, échappe aux simplifications des catégories.
Ceux qui veulent voir en lui un homme de droite s’appuient sur son film de guerre Le Plus dignement (1944) dans lequel on peut voir une apologie du renoncement pour servir la patrie à travers cette histoire de femmes qui sacrifient tout pour augmenter la production dans une usine de matériel optique travaillant pour l’armée. Ceux qui veulent en faire un homme de gauche trouvent de la même façon des éléments pour tirer le cinéaste à eux en dehors de Ceux qui bâtissent l’avenir (1946), film à la gloire du syndicat du spectacle auquel il a participé mais qu’il a renié tout de suite. Certains ont parlé de lui comme d’un aristocrate défendant une vision de l’homme fort non seulement à travers ses personnages de samouraïs ou de guerriers mais aussi par exemple à travers le docteur Kuojô, dans Barberousse, qui incarne le surhomme devant lequel tous les autres personnages du film tremblent de peur parfois plus que par respect. À l’inverse, on peut trouver, même dans les films historiques, des éléments critiques par rapport aux pouvoirs. Kagemusha peut s’analyser comme une dérision des princes par le fait qu’un petit bandit peut occuper la place de l’un d’eux. Même dans Yojimbo (1961), le film qui se rapproche le plus du western, on peut dire que Akira Kurosawa montre de façon très négative les clans organisés autour d’intérêts économiques qui s’y opposent. Mais ce petit jeu des contre-exemples ne peut que déboucher sur une approche superficielle et réductrice de son œuvre.
En fait, il n’a jamais été très prolixe sur le fond de ses films, comme souvent les grands créateurs qui estiment que ce qu’ils ont à dire est contenu dans leur œuvre. La seule véritable indication globale qu’il ait donnée est celle que Michel Mesnil a placée en exergue à son livre : "Je pense que tous mes films ont un thème commun. Pourtant si j’y réfléchis et tente de le définir, le seul thème auquel je puisse penser se résume en fait à cette question : pourquoi les hommes ne peuvent-ils être plus heureux ensemble ?" (1). À cette question centrale, il apporte des réponses multiples car rien n’est simple et avec chaque film, il ne s’agit pas tant de ressasser les mêmes obsessions que de repartir à zéro car dans cette observation de l’homme, il existe peu de certitudes auxquelles on puisse se raccrocher. Cette part de doute apparaît dans plusieurs de ses films où les notions de bien et de mal se chevauchent, empêchant par là même de condamner définitivement quelqu’un.
Dans Rashomon (1950), cette ambiguïté constitue le cœur du film par sa construction, et, au-delà des trois versions de la mort de Kanasawa, nous sommes confrontés à l’impossibilité d’établir une vérité. Le tribunal auquel le bandit Tajomaru, la femme de la victime (Masago) et le bûcheron viennent témoigner constitue une extraordinaire mise en scène de cette ambiguïté car, par l’utilisation des gros plans, la position des acteurs face au spectateur, nous sommes alors placés en position de juges impuissants convoqués à ce théâtre des âmes. L’apparition de la sorcière représentant le mort donne à ces séquences un aspect encore plus troublant.
Déjà dans Chien enragé (1949) (2), Akira Kurosawa avait montré un personnage de policier à la recherche de l’homme qui lui avait volé son revolver. Cette poursuite dans Tokyo, au lendemain de la guerre et dans la chaleur moite de l’été, se révèle être une recherche du double, d’une autre partie de soi-même. Dans la magistrale séquence finale toute référence à un bon ou un méchant disparaît complètement. La bagarre entre les deux hommes dans un marais plein de fleurs blanches s’arrête quand des enfants passent en chantant. Le voleur se met alors à pleurer et la caméra s’élève pour nous montrer les deux hommes étendus dans les fleurs, non plus opposés, mais réunis.
De façon peut-être encore plus claire, Entre le Ciel et l’Enfer (1963) affirme le refus de Akira Kurosawa de poser en termes moralisateurs le problème du bien et du mal. De façon très significative, le film qui suit l’enquête pour retrouver le responsable d’un enlèvement d’enfant change de point de vue. Alors que le cinéaste avait construit son film autour du patron placé en position de héros, c’est alors le jeune criminel Takeuchi qui devient la figure centrale. Lorsque tous deux se rencontrent dans le parloir de la prison, leurs visages se superposent dans la vitre qui les sépare. À la condamnation légale de Takeuchi, il oppose celle morale de Gondo qui, par sa richesse provocante, est tout aussi responsable de la mort du jeune homme. Dans Un duel silencieux (1949) on retrouve aussi cette image de personnages affrontés où les frontières du bien et du mal s’estompent pour montrer deux hommes face à la souffrance qui renvoit à un questionnement plus profond de leur existence.
Il serait toutefois faux de penser que, devant cette difficulté à séparer le bien du mal, Akira Kurosawa s’empêche de condamner des individus ou des structures sociales. L’ambiguïté disparait dans Les salauds dorment en paix (1960). Il se livre à la condamnation sans appel d’un capitalisme froid et meurtrier, disposant d’une puissance telle qu’il se place au-dessus des lois. Rarement comme dans ce film, il se montre aussi féroce dès la première séquence tout à fait superbe qui réunit l’état-major d’une grande société pour célébrer le mariage de la fille du vice-président. En quelques images, il fait sauter la façade des apparences pour montrer l’hypocrisie de tout ce beau monde, sous le regard critique des journalistes présents. On découvre ici un visage différent de Akira Kurosawa qui montre combien la notion même d’humanisme utilisée à propos de son œuvre doit être maniée avec précaution. En fait, ces films oscillent entre le besoin de montrer la part de bonté contenue en chaque individu et les obstacles qui s’opposent à sa manifestation.
Le bonheur total n’existe pas chez lui, non pas qu’il éprouve un pessimisme fondamental et insurmontable, mais parce qu’il ne peut se départir d’une grande lucidité face aux réalités. Ainsi les images sereines de la fin de Watanabe dans Vivre ne doivent pas faire illusion. Si elles sont propres à nous donner goût à la vie, elles n’en contiennent pas moins l’ombre de la mort et surtout le spectacle de ses collègues de bureau incapables de comprendre ce qui s’est passé. L’impression apparente d’optimisme s’en trouve fortement tempérée.
Pour reprendre les termes de la question centrale que Akira Kurosawa aborde dans ses films, si les hommes ne peuvent être plus heureux ensemble, c’est certainement la société dans laquelle ils vivent qui est en partie responsable. Il ne s’agit pas d’en faire un auteur "social" car son œuvre dépasse largement cette seule problématique. Mais, à force de l’opposer à Yasujirō Ozu (1903-1963) et à Kenji Mizoguchi (1998-1956), à force d’en faire un cinéaste du spectacle, on oublie que chacun de ses films contient une vision de l’homme en tant qu’être social qu’on ne peut évacuer. La critique trop souvent formulée à son égard l’accusant d’être le moins japonais de ces grands cinéastes tombe d’elle-même pour quiconque suit son cheminement.
Avec la sortie complète des Sept Samouraïs (1954), tout le monde s’accorde à dire que ce qui fut longtemps considéré comme l’archétype du western "nippon" révèle en fait une richesse dans la description de la vie des paysans que l’on retrouve peu ou prou dans d’autres films historiques. Les membres de ce village terrorisés par des brigands qui ressemblent à une fatalité abstraite prennent alors une autre dimension de même que le personnage de Kikuchiyo (Toshiro Mifune) dont on perçoit maintenant clairement tout ce qui l’attache à ce monde paysan. La séquence où il ramène les armures de samouraïs vaincus trouvées dans les maisons éclaire d’un jour nouveau l’attitude des paysans par rapport aux violences dont leur histoire est traversée. Alors, la conclusion mélancolique de Shimata (Takashi Shimura) disant : "Ce sont les paysans les vainqueurs, pas nous", lorsque la paix est revenue et que reprend le travail dans les rizières, replace le film dans sa perspective originelle. D’une certaine manière, bien que de façon moins éclatante, Yojimbo contient une approche très voisine, à la différence que la fatalité dont est victime la petite ville provient de la lutte que se livrent les clans d’intérêts économiques (le marchand de soie et le fabricant de saké). L’ambition du ronin Sanjuro consiste à risquer sa vie pour ne plus connaître la misère du bol de riz familial.
Les mêmes thèmes transparaissent dans La Forteresse cachée (1958), bien que ce soit avant tout un merveilleux film d’aventures : thème de la pacification, présence des deux paysans qui dans la première séquence apparaissent comme les scories des guerres que se livrent les grandes familles, images des cohortes de prisonniers malmenés qui se révoltent. Dans les autres films historiques, Akira Kurosawa met à jour la nature du pouvoir dans l’ancienne société japonaise. Dans Sanjuro (1962), on retrouve le personnage du ronin vagabond placé dans une position qui lui donne un regard ironique et critique sur le fonctionnement du pouvoir et les luttes qui se livrent pour se l’approprier. Certaines séquences relèvent même de la caricature en particulier celle où la vieille femme du chambellan tourne son propre mari en dérision. Lorsqu’à la fin, Sanjuro quitte les neuf jeunes "révolutionnaires" qu’il a aidés dans leur entreprise pour mettre un terme à la corruption, il tourne le dos à ce monde confiné où le jeu du pouvoir se joue à l’ombre des fourrés et dans les placards à portes coulissantes du palais.
Cinq ans plus tôt, en adaptant Macbeth dans Le Château de l’araignée (1957), Akira Kurosawa avait donné à son image de la démesure du pouvoir un cadre plus solennel en puisant aux sources du Nô pour représenter la folie de Taketoki. Les forteresses aux lignes épurées et aux intérieurs dépouillés, la montagne nue dans le brouillard, la forêt magique constituaient autant d’éléments symboliques de l’isolement du pouvoir à l’ombre duquel, dans une courte séquence, on découvrait les femmes travaillant aux champs. Tout le soin apporté par le cinéaste dans l’utilisation des décors donnait une épaisseur charnelle à cette tragédie de la folie engendrée par la soif de puissance. Comme chez Shakespeare, la fin pitoyable de Taketoki hérissé de flèches marque de la part de Akira Kurosawa la répudiation d’un pouvoir inhumain. Enfin, Kagemusha marque la dernière et géniale étape de cette approche de la nature d’un pouvoir marqué par l’instinct de mort.
Bien évidemment, les films situés à la fin du 19e siècle - Les Bas-Fonds (1957), Barberousse - et ceux qui traitent du Japon de l’après-guerre sont encore plus solidement ancrés dans la réalité sociale et le thème de la misère y prend une place importante. Les Bas-Fonds et Dodes’Kaden (1970) sont totalement consacrés à des personnages en état de survie, mais dont Akira Kurosawa se garde bien de faire un portrait misérabiliste ou larmoyant. Au-delà de leur détresse matérielle, il s’attache surtout à montrer leur misère morale tout en leur donnant des traits de profonde humanité. Presque toujours, existe en eux un rêve de bonheur impossible auquel ils se raccrochent le plus longtemps possible comme chez le petit mendiant et son père dans Dodes’Kaden ou ce personnage d’acteur dans Les Bas-Fonds.
En situant ces deux films dans un décor de taudis dont on ne sort presque jamais, Akira Kurosawa donne à ces existences un ton pathétique, et l’esthétique de la misère qu’il emploie lui permet d’éviter les simplifications d’un réalisme noir. Les ruptures de ton introduites par l’humour et la poésie servent de garde-fou au sentimentalisme sans que l’émotion disparaisse. C’est particulièrement vrai dans Dodes’Kaden avec la présence de Rochukan, l’enfant poète qui se crée un univers imaginaire avec son tramway de rêve. Dans Les Bas-Fonds, l’arrivée du vieux voyageur, tout en soulignant la misère morale des habitants du taudis, donne au film une dimension ironique par les commentaires qu’il fait et par la place qu’il occupe auprès de chacun des personnages. Barberousse contient aussi ces portraits d’hommes et de femmes qui, au seuil de la mort, renvoient l’image d’une société impitoyable pour les faibles qu’on retrouve dans Dodes’Kaden, en particulier avec Otoyo, la fille arrachée au quartier des prostituées, Petit Rat et sa famille pour qui la mort apparaît comme la seule issue à l’enfer de la vie.
D’autres films contiennent des images presque documentaires de la misère dans le Japon moderne comme Vivre, Entre le Ciel et l’Enfer, Scandale (1950) ou L’Ange ivre (1948), lorsque Akira Kurosawa nous montre les taudis, les cafés où l’on oublie son sort, les quartiers de drogués, les dancings populaires. En ce sens, il est un témoin attentif de la société japonaise dans laquelle il fustige les égoïsmes et les hypocrisies de ceux qui détiennent le pouvoir depuis les employés rassemblés pour la veillée funèbre de Watanabe dans Vivre jusqu’aux grands patrons dans Les salauds se portent bien.
À la fin de Un duel silencieux, il fait dire à l’un de ses personnages que lorsqu’on est heureux, on ne peut pas faire de choses extraordinaires. Cette remarque éclaire toute la morale de la souffrance qui parcourt son œuvre. Les héros de ses films sont toujours des hommes (plus rarement des femmes) qui révèlent le meilleur d’eux-mêmes dans des situations de crise profonde et particulièrement lorsqu’ils sont confrontés à la mort, la leur ou celle de ceux qui leur sont proches. Il y a là une constante dans presque tous ses films, hormis Un merveilleux dimanche (1947), un film tout entier consacré à la jeunesse et à l’espoir dans l’avenir. Le plus souvent, la mort apparait de façon tangible soit dans des situations de risque dans les films historiques lors des combats décisifs, soit parce que les personnages prennent soudain conscience que la mort vient les chercher ou qu’elle fait ses ravages sous leurs yeux.
Si la notion d’humanisme prend toute sa valeur, c’est avant tout que la mort d’un homme est perçue comme une perte irréparable. Barberousse dit au jeune médecin Yasumoto : "Les derniers moments d’un homme sont sublimes. Regarde attentivement". Tout un apprentissage de la vie s’opère à partir de cette expérience directe de la mort. Les récits que font les malades mourants dans Barberousse constituent autant de raisons de vivre données à ceux qui les entendent, et la conversion de Yasumoto commence à ce moment-là. Dans Scandale aussi, le véritable personnage central du film, Hiruto l’avocat minable chargé de défendre l’artiste en conflit avec la presse à sensation, parvient à se transcender à partir de la mort de sa fille tuberculeuse. Peut-être est-ce le film le moins réussi de Akira Kurosawa, parce que la part de mélodrame y est mal maîtrisée, mais cette "naissance d’une étoile", cette découverte que l’homme le plus lâche, le plus insignifiant peut se dépasser constitue le message de toute une œuvre, ce par quoi au-delà de la mort, de la souffrance, il nous invite à espérer.
Si la mort dans ses films correspond aux moments les plus forts, c’est qu’elle se trouve associée à cette notion de dépassement. Vivre exprime cet appel de façon limpide. Au-delà de la peine ressentie par ceux qui ont vraiment compris Watanabe, reste cette contagion de la vie qui nous atteint encore aujourd’hui, plus particulièrement dans les moments où les raisons d’espérer s’éloignent. Il ne s’agit pas d’un simple humanisme béat et romantique, mais d’un appel à chacun de nous à suivre cet exemple. Si l’individu est écrasé par la société, il doit toujours puiser en lui-même des forces qui lui permettront de vaincre la mort en donnant à ceux qui restent une raison de vivre. C’est le square que laisse Watanabe, ce sont les tombes des ronins qui surplombent le village dans Les Sept Samouraïs, dans Dersu Uzala (3), c’est le simple bâton qui marque l’endroit où Dersu se fond dans la taïga. Là encore, il ne faudrait cependant pas enfermer Akira Kurosawa dans une image trop simpliste et généralisatrice. Ces morts si belles, si émouvantes ne constituent pas des rédemptions définitives. Dersu qui meurt, c’est aussi un peu de la taïga qui disparait de façon irrémédiable. Plus généralement, tout doit être recommencé et l’espoir que laissent ces personnages au moment de leur mort est bien souvent recouvert par les pesanteurs de la société. Dans Les salauds dorment en pais, la mort de Nishi ne débouche sur rien. Sa vengeance contre le monstre capitaliste qui a tué son père est un acte vain dans la mesure où l’ennemi subsiste avec sa capacité à faire oublier les morts tout comme l’échevin de Vivre cherche à tuer définitivement ce Watanabe dont la mémoire risquerait de remettre en cause tout un ordre établi. Dans Vivre dans la peur (1955), le vieux Nakajima ne trouve de refuge que dans la folie devant la terreur de l’holocauste nucléaire, mais surtout devant l’hypocrisie et la cupidité de ceux qui l’entourent.
Si la mort de chacun de ces personnages laisse un vide, si l’espoir qu’ils ont soulevé est si vite remis en cause, ce qui les rend si pathétiques aussi, c’est que leur solitude les rend fragiles. Watanabe cherche longtemps auprès de la jeune fille cette étincelle de vie qui lui a manqué tout au long de son existence, mais il se retrouvera seul dans sa dernière entreprise. Barberousse cultive cette solitude du héros au point d’écraser ceux qui l’entourent. Dans un de ses tout premiers films, Je ne regrette pas ma jeunesse (1946), cette solitude est présentée sous un jour particulièrement moderne. Dans le seul film où il ait choisi une femme comme personnage central, Akira Kurosawa nous montre le passage de l’insouciance des années d’avant-guerre chez une jeune étudiante à une sorte de mélancolie secrète au sortir d’événements qui ont bouleversé le pays et sa vie personnelle. Le contexte politique y est plus présent que dans tous les autres films, depuis le début de la guerre jusqu’à la répression contre les mouvements antifascistes. On y voit les manifestations étudiantes au cours desquelles les jeunes sont emmenés en camion et le fiancé de l’héroïne meurt en prison, victime de la torture. Le film s’inscrit entre deux séquences qui marquent cette transformation. Au début, la jeune fille joue avec d’autres étudiants sur les bords d’une rivière ; tout à la fin, elle revient au même endroit et voit d’autres jeunes répéter les gestes qu’elle avait eus quelques années auparavant. Ce passage à la maturité se fait par l’acceptation de toutes les épreuves qu’elle a vécues mais aussi par la fidélité aux positions qu’elle a prises par rapport à sa famille et à la société. On retrouve cette idée que la vie ne vaut la peine d’être vécue que si elle permet à l’individu de se dépasser, de libérer cette capacité à changer sa vie et à aller au fond de soi-même.
Akira Kurosawa semble tellement persuadé de l’importance de cette idée que dans certains films il présente cette philosophie de la vie d’une façon quasi pédagogique avec la présence d’un maître et d’un élève. C’est le cas de Barberousse, bien sûr, mais aussi de son premier film La Légende du grand judo dans lequel l’art de la lutte ne consiste pas tant à être plus fort physiquement qu’à acquérir une forme de sérénité intérieure. Dans Dersu Uzala (1975), les rapports entre Dersu et Arseniev relèvent de la même démarche. C’est cependant dans un film de l’immédiate après-guerre, Un merveilleux dimanche (1947), que Akira Kurosawa va le plus loin avec une audace qu’on pourrait tenir pour de la naïveté, mais qui, aux yeux du spectateur attentif, montre combien il s’investit personnellement dans ses films. Après avoir suivi deux jeunes fiancés un dimanche dans Tokyo encore marquée par les destructions et la pénurie, il fait complètement basculer son film d’une sorte de néo-réalisme dans le mélodrame et re rêve. Après avoir subi toutes sortes d’humiliations, celles de ceux qui n’ont pas assez d’argent pour réaliser leurs rêves les plus simples, après avoir été au bord de la rupture, ils vivent un moment de bonheur intense autour de la musique, une "Symphonie inachevée" née de leur imagination.
Alors, la jeune fille, le visage baigné de larmes, se tourne vers le spectateur, mais c’est Akira Kurosawa qui nous interpelle, pour demander d’applaudir à ce miracle, à l’espoir, aux jeunes qui s’aiment dans le monde malgré leurs difficultés. Très certainement, cet appel devait avoir une autre résonnance à l’époque de la sortie du film dans un Japon encore sous le coup du traumatisme de la guerre. Mais aujourd’hui encore il nous émeut par cette sorte de naïveté salutaire d’un cinéaste qui osait dans un contexte douloureux lancer un cri d’espoir. Il ne s’agissait pas d’oblitérer la réalité (après cette séquence, les deux jeunes se séparent sur le quai de la gare) mais de la transformer par l’émotion.
L’émotion et le sentiment tiennent une place centrale dans les films de Akira Kurosawa et il en joue avec un rare bonheur tant il est difficile de les maîtriser au cinéma. Chez lui, il ne s’agit pas de faire pleurer le spectateur sur les malheurs de ses personnages, mais de susciter une forme d’admiration à leur égard et de faire en sorte que la sympathie que nous éprouvons pour eux soit un appel à plus d’humanité. Surtout, il a su développer une esthétique dans laquelle l’aspect pictural contribue à donner aux images une charge émotive et une beauté qui n’est pas seulement formelle, à tel point que lorsqu’on tente d’analyser l’ensemble de son œuvre, plus que les idées, ce sont les images qui resurgissent. Ce mélange de l’émotion et de la beauté constitue la force de son art. Les moments les plus forts, les plus denses correspondent à ceux où plaisir et émotion ne peuvent se dissocier. Dans une séquence comme celle de Watanabe sur la balançoire dans la nuit d’hiver, on ne sait plus si l’on doit admirer l’image elle-même ou ce qu’elle exprime. Quiconque aime Akira Kurosawa se constitue une collection de moments privilégiés dont il ne peut facilement se détacher. Ce par quoi le cinéaste rejoint les plus grands noms du cinéma, c’est par sa capacité à approfondir ses interrogations tout en renouvelant constamment sa façon de les exprimer. Chaque film apporte son lot d’images qui nous surprennent même si l’on y découvre des constantes. Cette variété provient avant tout du refus de se limiter à un seul genre. Dans son cinéma, il y a place pour le mélodrame, l’aventure et l’action, l’humour et la poésie, l’analyse sociale et la recherche formelle. Souvent ces éléments se trouvent rassemblés dans le même film. Au niveau de la construction aussi, il n’hésite pas à se renouveler passant de récits linéaires - Un merveilleux dimanche -, à de savants agencements où il développe des récits dans le récit - la veillée funèbre de Vivre, l’enquête policière dans Entre le Ciel et l’Enfer, et, bien sûr, Rashomon.
On a parfois reproché à Akira Kurosawa de pratiquer ce mélange des genres, et on l’a opposé à Yasujirō Ozu et à Kenji Mizoguchi qui seraient supérieurs par la plus grande rigueur de leur art. Il est vrai qu’il a reconnu de multiples influences étrangères : la littérature russe, et en particulier Dostoïevski, ou Shakespeare, et même John Ford. On pourrait faire un long inventaire des moments où ces influences apparaissent mais ce serait méconnaître le fait que, chez lui, elles sont intégrées à sa vision personnelle. Des adaptations comme L’Idiot (1951) ou Le Château de l’araignée dépassent de très loin la simple illustration. Il s’agit toujours d’une recréation. De même, il est absurde de parler de certains de ses films comme de westerns japonais. On se rend compte maintenant que Les Sept Samouraïs n’en était pas un. C’est tout aussi vrai de Yojimbo et d’autres films historiques, même s’ils s’en rapprochent par la forme. Si son œuvre passe aussi bien auprès de publics différents, n’est-ce pas parce qu’il a parfaitement réussi l’osmose entre la tradition japonaise et d’autres influences culturelles ?
Akira Kurosawa incarne aujourd’hui cette tradition de l’artiste que le cinéma moderne est peut-être en voie de perdre. On connaît ses exigences pour parvenir à l’expression la plus parfaite possible. Même dans les films moins importants de son œuvre, on trouve toujours cette qualité esthétique de l’image qui ne laisse jamais indifférent.
On peut dire que chez lui, l’image est investie par l’homme. Dans ses cadrages, dans la composition, rien ne vient nous distraire en particulier au niveau du décor, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y apporte pas le plus grand soin. Dans les scènes d’intérieurs, le dépouillement confère une densité dramatique accrue, comme dans Le Château de l’araignée. Dans Kagemusha aussi, seuls de rares éléments de mobilier sont utilisés. Mais lorsqu’il situe son action dans la nature, les séquences prennent une autre dimension. On pense bien évidemment à Dersu Uzala où la taïga joue le rôle d’un personnage vivant, mais aussi d’un miroir dans lequel les hommes viennent se révéler. Dans un certain nombre de films, la forêt devient un lieu dramatique. Les Hommes qui ont marché sur la queue du tigre (1945) se déroule entièrement dans un décor d’arbres qui rejoint toute une tradition de la peinture japonaise. Dans Je ne regrette pas ma jeunesse, la forêt renvoie à une image de bonheur, alors que dans Rashomon, Le Château de l’araignée et Les Sept Samouraïs, elle est le lieu du mystère, de la peur ou de la magie. Enfin, dans La Forteresse cachée, elle abrite les moments les plus beaux du film, en particulier cette extraordinaire fête du feu qui constitue un des rares moments dans l’œuvre de Akira Kurosawa où une dimension religieuse apparaît, mais une religion quasi primitive.
Autre élément naturel fondamental : la pluie (ou la neige). Il n’y a que deux films dans lesquels elle n’est pas présente. Kurosawa se livre à de véritables variations musicales et dramatiques depuis le son lancinant d’une gouttière au plafond dans Un merveilleux dimanche jusqu’au déluge assourdissant de Rashomon qui contraste avec le silence de la forêt. Elle constitue le commentaire des moments forts comme dans les derniers combats des Sept Samouraïs. On pourrait s’engager dans une longue liste de ces moments superbes dans lesquels Akira Kurosawa utilise la Nature pour introduire dans ses films toute une dimension poétique. Dimension picturale aussi telle que l’a révélée l’exposition consacrée aux esquisses préparatoires à la réalisation de Kagemusha et qui apparaît en particulier dans les scènes de combats de tous ses films historiques. Toutes ces séquences qui auraient pu être traitées comme des morceaux de bravoure obligés dans les films d’action prennent une dimension esthétique voire morale dans certains cas. Dès La Légende du grand judo, il fait de ces scènes des sommets de son art. Par sa construction, son rythme, le jeu des respirations, le combat entre Sugata Sanshiro et Murai Hansuke devient un combat entre deux âmes. Le duel final avec Higaki constitue un morceau d’anthologie avec les deux hommes jouant leur vie dans un champ où le vent fait onduler les hautes herbes dans lesquelles ils se perdent alors que les nuages bas diffusent une lumière irréelle. Avec Kagemusha, il porte cet instant à sa perfection. Surtout, fidèle à sa vision de l’homme, il ne fait pas de ces images de combat des parenthèses esthétiques. La mort constitue une sorte de glorification qui n’exclut pas la souffrance, l’horreur et la dimension charnelle de la fin d’une existence.
Enfin le travail artistique de Akira Kurosawa s’accompagne souvent d’une recherche qui, si elle ne vise pas à innover par plaisir, contribue à enrichir l’expression des sentiments, des émotions et des idées. Ainsi, il a attendu très longtemps avant d’utiliser la couleur, mais lorsqu’il l’a adoptée, ce fut pour la maîtriser avec autant de bonheur que le noir et blanc. À ce titre, Kagemusha dépasse presque tout ce qu’on a pu voir jusqu’à présent tant il y fait œuvre de coloriste. D’une certaine manière, il retrouve cette passion des formes que manifestaient ses premiers films, particulièrement Je ne regrette pas ma jeunesse dans lequel le travail sur les images est peut-être le plus novateur de son œuvre. Par rapport à Yasujirō Ozu et à Kenji Mizoguchi, Akira Kurosawa fait figure de privilégié dans la distribution de ses films en France. En fait, seulement une douzaine d’entre eux ont été montrés hors de la Cinémathèque, au gré des modes auxquelles le cinéma japonais, plus que tout autre, est soumis. Qu’une œuvre reste aussi présente, aussi moderne montre combien la politique des ressorties de films relève de la fantaisie ou du plus vulgaire intérêt mercantile pour la plupart d’entre-elles. Il y a une véritable injustice, une forme d’arriération culturelle à priver le public de ce qui constitue un fond de culture universel qui n’a rien perdu de son actualité.
Bernard Nave
Jeune Cinéma n°132, février 1981
1. Michel Mesnil, Kurosawa, Cinéma d’aujourd’hui Paris, Seghers, .
2. "Le Chien enragé", Jeune Cinéma n°147, novembre 1982.
3. "Dersou Ouzala" Jeune Cinéma n°100, février 1977.