Rendez-vous avec Alain Delon
par Nicolas Villodre
Jeune Cinéma n°395, été 2019
Le "Rendez-vous" de Alain Delon, salle Buñuel, a été l’un des événements de la 72e édition du festival cannois. Il faut dire que la star était mise en confiance par le journaliste Samuel Blumenfeld qui avait publié ses propos en 2018 dans le quotidien antidaté paraissant l’après-midi. De fait, on a appris peu de choses, qui paraîtront mineures à l’échelle de l’histoire du 7e Art mais qui, pour les fans du "monstre sacré" ou autres cinglés du cinéma, auront de l’importance.
Par exemple, que le colossal cerbère noir accompagnant Tancrède à sa sortie de Donnafugata (1) n’était autre que le propre chien de l’acteur. Nous écrivons "acteur" et non "comédien" pour valider sa fameuse distinction conceptuelle suivant laquelle le premier vit son rôle tandis que le second le joue. Il a su apprivoiser la caméra en suivant les conseils de Yves Allégret : "Ne joue pas, regarde comme tu regardes, parle comme tu parles, écoute comme tu écoutes, sois toi, ne joue pas, vis !".
Il rappelle avec un talent de conteur la destruction par incendie des Studios Jenner (2) de Jean-Pierre Melville (1917-1973) ainsi que la mort soudaine de l’auteur du Samouraï (1967), dans un gros éclat de rire, donc sans souffrance. Samuel Blumenfeld précise que Alain Delon a produit deux films remarquables : L’Insoumis de Alain Cavalier (1964), film contre la Guerre d’Algérie, et Monsieur Klein de Joseph Losey (1967) qui traite de la rafle du Vel d’Hiv. Avec l’accord du réalisateur, l’acteur changea la fin du scénario pour que son personnage, pris pour un juif, suive le sort des autres déportés.
Par moments, la discussion a été enrichie de saillies provocatrices de la part de la star hexagonale - et internationale. Ses remarques cabotines, ses redites, ses réflexes phallocratiques, son ton un peu trop désinvolte pour être vrai en ont choqué plus d’un.
Il n’empêche qu’à sa façon il a voulu rendre hommage aux femmes à qui il reconnaît devoir l’essentiel de sa carrière, à commencer par sa mère, de qui il doit l’attrait du visage, en poursuivant par des comédiennes comme Brigitte Auber, née en 1925, ou Edwige Feuillère (1907-1998, sans compter les épouses de cinéastes, comme celle de Yves Allégret, Michèle Cordoue ou la femme de René Clément, Bella. Toutes ou presque étaient bien plus âgées que lui. Grâce à elles, il n’a jamais eu besoin de recourir à des agents artistiques comme Olga Horstig qui régnait alors sur le cinéma français.
Toute question susceptible de fâcher ou d’irriter ayant été mise de côté, l’entretien s’est néanmoins déroulé sans cirage de pompes, en présence d’un public venu en nombre. La rencontre a été fluide et précise. Elle s’est déroulée simplement, sur un ton enjoué. Pour la première fois, le "Rendez-vous" était émaillé d’extraits de films choisis avec pertinence : la séquence avec Annie Girardot sur les toits de la cathédrale de Milan dans Rocco et ses frères (1960) ; la scène muette des préparatifs du meurtre dans Plein Soleil (1960) ; le dialogue avec Burt Lancaster tiré du Guépard (1963) ; les quatre minutes sans parole de la séquence inaugurale du Samouraï (1967) ; la scène de vente d’un tableau dans Monsieur Klein (1976).
Nicolas Villodre
Jeune Cinéma n° 395 [été 2019]
1. Dans Le Guépard (Il Gattopardo) de Luchino Visconti (1963), Palme d’or au Festival de Cannes 1963.
2. En 1947, Jean-Pierre Melville (1917-1973) avait créé, ses propres studios, les studios Jenner, dans le 13e arrondissement de Paris. Il vécut au-dessus à partir de 1953 jusqu’au 29 juin 1967,
1967, date à laquelle les studios furent détruits par un incendie, alors qu’il tournait Le Samouraï.