par Patrick Saffar
Jeune Cinéma n°430, été 2024
Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 2024
Prix du jury et le Prix d’interprétation féminine pour l’ensemble des actrices
Sortie le mercredi 21 août 2024
On l’a dit et redit, jusque sur le mode du déferlement de haine, le nouveau film de Jacques Audiard est l’histoire de Manitas, chef d’un cartel mexicain de la drogue, qui accomplit le rêve ancien de quitter les affaires et de se transformer en femme. La chose sera accomplie avec l’aide de Rita (Zoé Saldaña), une avocate exploitée par un gros cabinet pratiquant volontiers le blanchissement de criminels.
Et nous voici face à Emilia Pérez (ex-Manitas), interprétée par Karla Sofia Gascón, actrice espagnole, elle-même transgenre, ayant eu à subir nombre d’attaques et insultes en son pays et sur les réseaux sociaux. On n’oubliera pas le moment où, devant son miroir, elle ne peut s’empêcher d’énoncer à voix haute : "Je suis Emilia Pérez". L’identité sexuelle est autant affaire de verbe que de corps.
Ce changement de genre, Jacques Audiard l’accompagne d’un renouvellement de son propre genre cinématographique, qu’on a souvent décrit comme essentiellement consacré aux affres de la virilité. Si on ajoute que Emilia Pérez inaugure, dans sa filmographie, l’irruption de la comédie musicale, dansée et chantée, dans le drame (nouveau mixage fructueux), on aura compris que tout cela donne une œuvre remarquablement impure.
Sans aller jusqu’à parler de distanciation - encore qu’il y ait, dans la figure d’Emilia, quelque chose de la Sainte Jeanne des abattoirs de Bertolt Brecht (1931) -, la musique aide ici à réaliser que le thème central du film, le passage de genre, est aussi un hymne à toutes sortes d’ouvertures, de mutations et de transformations qu’appelle le désir, nouveau, de solidarité qui germe chez Rita aussi bien que chez Emilia, lorsqu’elles décident de s’impliquer dans l’aide aux victimes des cartels.
Il ne faudrait pas croire pour autant que cette métamorphose soit elle-même une pure et simple assignation d’identité. Emilia ne sera pas loin de se dévoiler aux yeux de son ex-femme dès lors que l’on portera la main sur la chair de sa chair transformée. Elle est femme, mais elle fut également père (l’actrice interprète d’ailleurs les deux rôles de Manitas et d’Emilia).
La conclusion, tout en pratiquant une nouvelle hybridation - "Les Passantes" de Georges Brassens & Antoine Pol, aux sons d’une fanfare mexicaine : on se croirait chez Carlos Reygadas ! -, emporte Emilia vers une nouvelle promesse de trans-figuration, celle de l’art, de la postérité et, pourquoi pas, de la société.
Patrick Saffar
Jeune Cinéma n°430, été 2024
Emilia Pérez. Réal, sc, dial : Jacques Audiard ; ph : Paul Guilhaume ; mont : Juliette Welfling ; mu : Camille & Clément Ducol. Int : Zoé Saldaña, Karla Sofia Gascón, Selena Gomez, Edgar Ramirez, Mark Ivanir, Adriana Paz (France, 2024, 130 mn).