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Soldat bleu (1970)
de Ralph Nelson
publié le mercredi 21 août 2024

par Claude Benoît
Jeune Cinéma n°56, été 1971

Sorties le vendredi 23 avril 1971 et les mercredis 9 décembre 2009 et 21 août 2024


 


Tiré d’un roman que Ralph Nelson juge médiocre, Arrow in the Sun, et dont l’auteur, Theodore V Olsen, est aussi à l’origine de L’Homme sauvage de Robert Mulligan (1968), Soldat bleu conte la longue fuite de deux êtres qui s’affrontent, se rapprochent, s’assistent. L’errance, dans une contrée hostile, d’un ou plusieurs personnages est un thème fort répandu à partir duquel s’ordonnent des westerns aussi divers que, par exemple La Rivière sans retour (1954), La Prisonnière du désert (1956), La Dernière Caravane (1956) ou Commanche Station (1960) (1).


 


 


 

Comme Arthur Penn dans Little Big Man (1970), Ralph Nelson a une préoccupation : confronter deux civilisations, à l’avantage de la civilisation indienne, porter un regard neuf sur les massacres d’Indiens par la cavalerie US, et faire le rapprochement avec la guerre au Vietnam. Soldat bleu est conçu selon une dramaturgie qui remonte au déluge, et certains moments ne "passent" plus, mais il est ponctué par une violence qui sait être terrifiante.


 


 

Le film confronte une jeune femme, Cresta, enlevée et élevée par des Cheyennes et un jeune soldat, seul rescapé d’un massacre récent. Elle fait preuve à leur égard d’une grande compréhension. Il est aveuglé par les préjugés. La supériorité indienne, celle de la jeune femme, s’affirme dans l’action. À savoir : se camoufler pendant le combat, marcher sans se faire voir, pressentir les intempéries, se tailler des vêtements, trouver à manger, posséder à fond certaines coutumes de manière à se battre à l’indienne, c’est-à-dire selon un certain code de l’honneur qui assure la vie sauve au vainqueur.


 


 

Cresta choisit, en fin de compte, sciemment le camp des Indiens. Elle ne dénonce pas le trafiquant d’armes, retourne prévenir les Cheyennes d’une attaque imminente, erre après le massacre parmi les rares survivants, en route pour une réserve quelconque, non par amour du jeune chef indien, mais par un souci de justice.
Tout ceci se dévoile dans l’action qui n’est, à vrai dire, pas très excitante à observer, mises à part les séquences avec Donald Pleasence. L’acteur est décidément voué aux rôles calamiteux. Prêcheur cinglé dans Will Penny le solitaire de Tom Gries (1968), ou trafiquant d’armes dans Soldat bleu, il se révèle très dangereux, et sa présence apporte au western une dimension onirique.


 


 

Le film de Ralph Nelson assurément est réalisé pour la séquence finale : vingt minutes d’un massacre révoltant. Soldat bleu démarre sur l’attaque d’un convoi d’or par les Indiens. Engagement d’ordre stratégique. Les Indiens ont besoin d’or pour acheter des fusils ; les soldats morts sont des soldats de métier. On les scalpe, certes, mais Cresta rappelle que les Blancs sont à l’origine de ce sinistre cérémonial, cf. le pré-western de Sydney Pollack (2). Rien de commun pourtant avec le comportement des soldats yankees pendant le massacre final. Avant l’attaque, le chef indien sort du village, seul sans arme, la bannière étoilée et un drapeau blanc à la main, la poitrine épinglée de médailles remises par le président des États-Unis. Il a confiance en la parole des Blancs. La parole ne se fait pas attendre : le canon, puis la charge.


 


 

Le massacre du petit village de San Creek-Colorado est insoutenable. La cavalerie charge et extermine tout ce qui lui tombe sous la main, avec un raffinement écœurant. Sabre au clair, ils tranchent les têtes, les bras, les jambes, les bustes. Ils mettent le feu aux tentes où se sont réfugiés femmes et enfants. Les femmes sont violées, leurs seins mutilés ; les enfants empalés au bout des baïonnettes.


 


 


 

Quelques-uns s’échappent dans les collines : le mitraillage est général. Casque colonial sur la tête, le derrière bien calé sur un siège pliant, le colonel responsable du massacre - pasteur méthodiste dans le civil - tire sur les enfants, "par charité chrétienne, pour abréger leurs souffrances".


 


 


 

Et selon Ralph Nelson, c’est encore en dessous de la vérité : "J’ai tenu à montrer ces atrocités parce que je voulais vraiment choquer les gens, déranger leur conscience, et leur rappeler, à travers ces images, que cette folie sanguinaire existait encore de nos jours. Mais ce n’est qu’à la fin du tournage que nous avons appris ce qui s’était passé au Sud-Vietnam, à Song-My (3). Une fois le film terminé, j’ai fait quelques projections privées, et plusieurs personnes s’étant trouvées mal, j’ai décidé de supprimer certains plans trop pénibles (la tête d’un chef indien passant d’un soldat à l’autre comme une balle de hand-ball, des bébés jetés dans le feu). Trop c’est trop, et je ne voulais pas que les spectateurs vomissent avant le héros du film" (4)


 

Soldat bleu a été assez mal accueilli par les Américains. "Un film horrible", reprochèrent-ils à Ralph Nelson, qui eut beau jeu de répondre : "La principale horreur est que tout ceci a eu lieu". Le lien avec le Vietnam est évident. Sand Creek (5) évoque Song-My. Mais ce n’est pas tout. Les Cheyennes "pacifiés", les soldats US repartent en colonnes, brandissant triomphalement des trophées pris dans le camp indien. Quelques-uns suivent, enchaînés aux chariots de ravitaillement, et, parmi eux, Honus, le "soldat bleu" du titre. Pour le colonel-pasteur : des fous qui, s’étant posé trop de questions, et ayant refusé d’exécuter les ordres, passeront en cour martiale. En réalité, il s’agit de l’honneur de l’Amérique, comme aujourd’hui les GI déserteurs et les insoumis.


 

Autre signe d’un étroit rapport : Indiens / Vietnam, Buffy Sainte Marie interprète sur le même LP que Soldier Blue, une chanson au titre très clair : "Moratorium", et au sous-titre encore plus clair : "Bring our Brothers Home" (6). Enfin, preuve suffisante, Soldat bleu a tenu l’affiche trente semaines consécutives à Stockholm, métropole des déserteurs américains, battant tous les records de fréquentation pour un film en Suède. En réalisant Soldat bleu, Ralph Nelson a fait un choix politique. Son film, très violent, est sans ambiguïté, les Suédois ne s’y sont pas trompés. Soldat bleu révèle aux Américains ce que fut réellement la conquête de l’Ouest, et par-là même, les traumatise. Souvenons-nous de "With God on Our side" (7).

Oh, the history books tell it, they tell it so well
The cavalries charged, the Indians fell
The cavalries charged, the Indians died
Oh, the country was young with God on its side

L’audace de Bob Dylan était discrète. On décelait un doute. Il n’y avait alors que quelques conseillers américains au Vietnam. Ralph Nelson termine son film à l’heure de Song-My. Pour les Américains qui le verront, rien, en ce qui concerne l’extermination des Indiens, ne sera comme avant. C’est dire l’importance de Soldat bleu.

Claude Benoit
Jeune Cinéma n°56, été 1971

* Extrait de "Le Retour du peau-rouge" (à propos de Little Big Man et Soldat bleu), Jeune Cinéma n°56, juin-juillet 1971.

1. La Rivière sans retour (River of No Return) de Otto Preminger (1954) ; La Dernière Caravane (The Last Wagon) de Delmer Daves (1956 ) ; La Prisonnière du désert (The Searchers) de John Ford (1956) ; Commanche Station de Budd Boetticher (1960).

2. Les Chasseurs de scalps (The Scalphunters) de Sydney Pollack (1968).

3. Sơn Mỹ était un village divisé en plusieurs hameaux, dont celui de Mỹ Lai.
Là, où il n’y avait aucun Vietcong, le le 16 mars 1968, a eu lieu un crime de guerre commis par des soldats de la Compagnie Charlie de la 23e division d’infanterie de l’armée de terre américaine, commandé par le lieutenant William Calley. Il a fait entre 347 et 504 morts civils (hommes, femmes, nourrissons, viols, mutilations).
Le carnage a d’abord été appelé "Massacre de Pinkville" (surnom américain de la zone), puis, en 1969, quand l’armée américaine a commencé à enquêter sérieusement, "Massacre de Sơn Mỹ". En Occident, il est connu désormais comme Massacre de Mỹ Lai.

4. Journal du Show-business n°118.
Il s’agit d’un hebdomadaire professionnel, publié par les éditions Albin Michel, créé par René Château en 1967 (127 numéros).

5. Le massacre de Sand Creek est un événement des guerres indiennes aux États-Unis qui s’est produit le 29 novembre 1864, lorsque la milice du territoire du Colorado a attaqué un village de Cheyennes et d’Arapahos installé sur les plaines orientales (à l’est des montagnes Rocheuses), au bord de la Big Sandy Creek.

6. La très belle chanson, composée par Buffy Sainte Marie pour le film, se trouve sur son 7e album sorti en 1971, "She use to be a ballerina".
C’est un album très homogène, dans lequel elle se montre hantée par le problème de la guerre. Du masacre des Indiens (Soldier Blue) à la guerre du Vietnam (Moratorium) via la résistance aux Nazis (Song of the French Partisan), il n’y a qu’un pas qu’elle franchit sans hésiter. Jeune Cinéma n°58, novembre 1971.

7. "With God on Our Side" est parue en janvier 1964, sur le troisième album de Bob Dylan, The Times They Are a-Changin’.


Soldat bleu (Soldier Blue). Réal : Ralph Nelson ; sc : John Gay d’après T.V. Olsen ; ph : Robert B. Hauser ; mont : Alex Beaton ; mu : Roy Budd et chanson de Buffy Sainte-Marie. Int : Candice Bergen, Peter Strauss, Donald Pleasence, John Anderson, Jorge Rivero (USA, 1970, 112 mn).



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