par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°132, février 1981
Sélection officielle de la Mostra de Venise 1980
Lion d’Or
Sorties les mercredis 31 décembre 1980, 9 juin 2010 et 11 juillet 2012
Les films de John Cassavetes ne correspondent à aucun des genres que le cinéma américain a créés, même si par ailleurs ils sont le reflet d’une personnalité profondément américaine. Bien que la réputation de l’auteur de Shadows (1959), Faces (1968), Une femme sous influence (1974) soit solidement établie un peu partout maintenant, ses films n’ont pas encore rencontré le grand succès populaire d’autres réalisateurs des années 60-70. Cela tient certainement aux sujets qu’il a abordés et au style très personnel qui est le sien et qui lui donnent une place à part, en marge de la grande production. Avec Gloria, couronné au dernier Festival de Venise, il se pourrait bien qu’il trouve enfin une audience plus large, non pas qu’il ait renié ce qui fait son originalité, mais parce qu’il rejoint à sa façon toute une tradition, une mythologie du cinéma américain.
Le générique qui s’inscrit sur un tableau que la caméra détaille avant d’en donner la totalité introduit merveilleusement le film et sa composition. Tout de suite John Cassavetes nous fait pénétrer dans l’atmosphère de cette histoire dont les séquences sont autant de taches et de formes que le spectateur peut agencer, rêver à sa façon. Car, s’il y a une histoire, elle contient tellement de raccourcis, de trous dans sa chronologie qu’il devient alors illusoire et vain de vouloir à tout prix y chercher une vraisemblance, y déceler une logique. Il s’agit avant tout d’un grand élan de cœur pour des personnages et un univers complètement imaginaires qui, comme dans les autres films du cinéaste nous envoûtent sans pour autant exclure la réalité.
Cela commence dès les premières images par un vaste survol de New York d’un mouvement de caméra amoureux qui lentement vient se poser sur une rue dans un quartier portoricain. Des enfants accrochés à l’arrière d’un autobus duquel descend à grand peine une jeune femme chargée de provisions. À partir de ces images presque banales de la réalité quotidienne, les événements s’enchaînent à une vitesse folle pour faire entrer le film définitivement dans l’imaginaire qui prend les allures d’un thriller et d’une histoire d’amour.
Phil, un jeune garçon d’origine portoricaine, est recueilli par Gloria, une ancienne showgirl, juste avant que des gangsters ne viennent tuer les autres membres de sa famille. Il emporte un livre que son père lui a confié et qui contient les comptes du groupe qui vient de commettre le meurtre. Dès lors, traqués par les gangsters qui veulent récupérer ce livre, Phil et Gloria vont vivre une sorte d’errance dans la ville pour leur échapper.
Mais, tout en retrouvant les origines du film noir, John Cassavetes, en quelque sorte, pervertit le genre à sa façon avec ces deux héros inhabituels. Devant des ennemis qui surgissent au détour d’une rue ou dans un buffet de gare sans que rien ne les annonce, Gloria retrouve les gestes, les attitudes des héros de la mythologie américaine. Elle manie le revolver comme eux, se joue des situations dangereuses pour protéger Phil.
Tous deux forment une sorte de couple qui, comme c’est souvent le cas chez John Cassavetes, connaît des tensions, des ruptures, en même temps que de grands élans. À partir de ces éléments, il construit son film sur une alternance de moments intimistes et de scènes d’action sans chercher à ménager des transitions. Le côté thriller de Gloria est traité avec un immence brio et aussi un humour qui donne à l’histoire un aspect irréel que renforce la romance entre la femme et l’enfant avec ses moments de tendresse et de comédie.
En fait, John Cassavetes ne nous demande pas de croire à cette aventure, mais de le suivre dans ce rêve dans lequel, comme dans les rêves d’enfant, la réalité devient héroïque. Film de rêve aussi par cette présence de l’enfant portoricain qui jette sur cette histoire d’adultes un regard interrogateur et plein d’innocence. Film de rêve surtout par le jeu de Gena Rowlands dans le rôle de mère-amante-justicière auquel elle donne une dimension extraordinaire. Le choix du nom de son personnage, Gloria Swenson, constitue plus qu’un hommage à la grande actrice de Sunset Boulevard (1950). Sa performance vient confirmer ce que Une femme sous influence (1) nous avait déjà laissé pressentir, à savoir qu’elle est sans doute la plus grande actrice du cinéma américain d’aujourd’hui.
Bernard Nave
Jeune Cinéma n°132, février 1981
1. "Une femme sous influence,", Jeune Cinéma n°97, septembre-octobre 1976.
Gloria. Réal, sc : John Cassavetes ; ph : Fred Schuler ; mont : George C. Villaseñor ; mu : Bill Conti ; déc : Rene d’Auriac ; cost : Peggy Farrell & Emanuel Ungaro. Int : Gena Rowlands, John Adames, Buck Henry, Julie Carmen, Lawrence Tierney, Tom Noonan, Val Avery, Ray Baker (USA, 1980, 123 mn).