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Papa est en voyage d’affaires (1985)
de Emir Kusturica
publié le mercredi 2 octobre 2024

La vision moqueuse de l’enfance
par Gérard Camy
Jeune Cinéma n°168, juillet 1985

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1985
Palme d’or

Sorties les mercredis 16 octobre 1985 et 5 décembre 2007


 


Palme d’or à Cannes Papa est en voyage d’affaires consacre un jeune réalisateur pétri de talent qui a déjà obtenu le Lion d’or de la première œuvre à Venise en 1981.
Le film débute par le retour du père d’un voyage d’affaires. Sarajevo 1950, un voyage en train, une discussion orageuse avec sa maîtresse, les retrouvailles avec sa famille et surtout avec ce petit garçon de six ans, Malik, que Emir Kusturica choisit comme observateur privilégié des événements graves, tendres ou drôles qui vont ponctuer le déroulement du film. Cette introduction intelligente nous permet d’appréhender ce qui va suivre.


 


 

Nous comprenons vite que ce père ne quittera jamais pour sa maîtresse un milieu familial où il se sent bien. Mais le décor est en place. La vengeance, la délation, la jalousie peuvent et se conjuguer pour embarquer le pauvre homme dans un nouveau voyage d’affaires qui n’a plus rien à voir avec le précédent. La maîtresse et le beau-frère sont responsables de cette déportation. Le prétexte est futile : quelques propos imprudents prononcés dans le train et que le dépit amoureux transforme rapidement en paroles, pro-staliniennes dans cette période de 1950 où la Yougoslavie de Tito, en rupture avec l’URSS, fait la chasse à tout ce qui semble favorable à ce voisin envahissant.


 


 

Papa se retrouve en camp de travail, séparé de sa femme et de ses enfants restés à Sarajevo. Il terminera sa rééducation, avec sa famille, en résidence surveillée dans une région reculée du pays. Le retour à Sarajevo est fêté comme il se doit par un banquet où les non-dits planent lourdement. Les responsables de son long périple forcé, rongés par une mauvaise conscience tardive tenteront un suicide plus ou moins sincère, alors que la radio diffuse le commentaire en direct du match de football qui allait voir la première victoire de la Yougoslavie sur l’URSS.


 


 

Papa est en voyage d’affaires, s’il utilise avec force et intelligence la toile de fond des années cinquante, n’est pas une reconstitution historique ou une analyse politique. Il s’agit beaucoup plus d’une comédie dramatique où la truculence, la gaité, l’ironie viennent continuellement en contrepoint d’une émotion de tous les instants. "Dans ce film, je n’ai voulu être ni le juge, ni l’interprête de l’Histoire. J’ai voulu montrer le drame d’un garçon de six ans dont le père était la victime d’une période historique pendant laquelle les personnes appartenant au service de sécurité yougoslave qui résistaient au stalinisme ont commis, elles-mêmes des fautes..." déclarait Emir Kusturica.


 


 

Au centre donc, le petit Malik qui assiste à toute une série d’événements qui le dépasse. Les tumultueuses années cinquante se reflètent dans ses yeux rieurs et organisent son univers quotidien. Témoin des moments importants de la vie de sa famille (les séparations arbitraires, les scènes de ménage, les retrouvailles émues...), il découvre le monde des adultes mais ressent aussi ses premières émotions (la circoncision, le premier amour...). Et puis quand il en a assez d’observer, de tout voir, d’être mêlé à des événements dont il n’a pas conscience et avec lesquels il n’a aucun lien, il s’évade dans des crises de somnambulisme véritables ou feintes (celle qui le fait de retrouver dans le lit de sa petite amie est inénarrable) qui lui permettent d’échapper à l’ordre des choses établies sur terre.


 


 

Pendant le banquet final, le petit Malik, immobile derrière une fenêtre, assiste à la vengeance de son père, qui humilie son ancienne maîtresse dans une ultime et brutale étreinte. Il sourit, s’élève peu à peu au-dessus des spectacles dérisoires du quotidien et s’éloigne des conflits qui peuplent la vie des hommes. Par le biais de cette vision enfantine, Emir Kusturica ramène l’histoire agitée de son pays à des proportions plus humaines et plus justes. Avec un sens du détail, par petites touches sensibles, il souligne la disproportion entre le regard des adultes et celui des enfants et opte sans hésiter pour la vision moqueuse et implacable des seconds.
Le cinéaste oppose au rythme plutôt nonchalant de son scénario une réalisation alerte et rigoureuse. Film à la fois âpre et plein de bonne humeur, rude et sensible, Papa est en voyage d’affaires mérite une large diffusion en France et dans le monde. Puisse cette Palme l’aider.

Gérard Camy
Jeune Cinéma n°168, juillet 1985


Papa est en voyage d’affaires (Otac na službenom putu). Réal : Emir Kusturica ; sc : E.K. & Abdulah Sidran ; ph : Vilko Filač ; mont : Andrija Zafranovic ; mu : Zoran Simjanović ; cost : Divna Jovanovic. Int : Moreno D’E Bartolli, Miki Manojlović, Mirjana Karanović, Mustafa Nadarević, Mira Furlan, Predrag Laković, Jelena Cović, Pavle Vujisić, Zoran Radmilović (Yougoslavie, 1985, 136 mn).



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