par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°431-432, octobre 2024
Sortie le mercredi 18 septembre 2024
Ce long métrage, réalisé par le documentariste hexagonal François-Xavier Destors et coscénarisé par le géographe palermitain Alfonso Pinto, est consacré au gigantesque complexe pétrochimique d’Augusta, dans la province sicilienne de Syracuse, créé en 1949, et particulièrement actif entre 1970 et 1990. Rappelons qu’il a causé des dommages écologiques irréparables et entraîné une augmentation notable des cancers et des malformations congénitales.
En prégénérique : une séquence sur la raffinerie, la nuit. Un univers de science-fiction, avec un enchevêtrement de tuyauteries tentaculaires et les cheminées qui laissent échapper d’épaisses fumées. Les plans ont été pris par un homme au volant de son véhicule, son visage sous une cagoule. Il en explique la raison : "Ici, ceux qui parlent prennent des risques, même si les choses se savent, se voient, se sentent". La peur est une forme de pollution mentale, comme le dira une des protagonistes du film.
Toxicily ne vise pas à l’effet, au sensationnel. Son propos est de laisser la parole aux habitants de cette bourgade, du moins à ceux qui osent la prendre. Ce sont eux qui retracent l’histoire de ces lieux aujourd’hui dévastés. Certains d’entre eux sont mineurs, comme ce garçon qui ne supporte pas l’odeur du goudron, ou cette adolescente, atteinte d’une tumeur alors qu’elle avait 7 ans. "Nous, les jeunes, nous détestons la zone industrielle".
Certaines mères de famille refusent d’acheter du poisson sans en connaître la provenance. Plusieurs hommes, aujourd’hui retraités de l’usine, témoignent de ce qu’ils ont vécu. Ils parlent moins de leur travail que du prix qu’ils ont dû payer, ayant souffert de cancer ou de leucémie. L’un des anciens analyse avec finesse les raisons de la résignation générale : "Quand on a un emploi, ici, il y a une sorte d’arrangement". L’alternative pour eux était d’accepter ces conditions ou d’émigrer. Ou, en d’autres termes, comme inscrit sur les murs : "Mourir de cancer ou de faim ?".
On peut être étonné de l’absence de l’État, de la discrétion des partis politiques et des syndicats. Ici, la résistance est venue d’un prêtre, don Palmiro, le curé d’Augusta. Il a été, dans les années 80, une figure historique de la lutte contre le groupe pétrochimique. Il a, pour commencer, dénoncé une situation sanitaire intolérable. Puis, à partir de 2014, il a décidé de célébrer, le 28 de chaque mois, une messe dédiée aux victimes du cancer. C’en fut trop pour les autorités religieuses qui le rétrogradèrent et le mutèrent. Le film montre un de ses services religieux, suivi d’un débat avec des femmes croyantes et non-croyantes.
Pour mettre à l’aise leurs interlocuteurs, les coréalisateurs évitent de faire parler les témoins en s’adressant directement à la caméra. Ils utilisent la voix off, notamment dans le cas d’une jeune femme filmée de loin en train de nager, commentant sur la bande-son le calvaire de son père dans la raffinerie. Toutes ces voix différentes enregistrées en plusieurs lieux d’Augusta composent un récit polyphonique.
Pour ce qui est du désastre écologique, les images sont suffisamment parlantes. L’amas de déchets toxiques où paissent des vaches squelettiques constitue, comme l’observe un des personnages, "un volcan aussi haut que l’Etna". Par leur simple constat, les réalisateurs rendent hommage à la lutte désespérée d’une population qui ne se résigne pas. Le film se clôt sur une citation tirée de Œdipus Rex de Sophocle : "Qu’il est dur de savoir quand savoir est inutile".
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°431-432, octobre 2024
Toxicily. Réal, sc : François-Xavier Destors ; sc : Alfonso Pinto ; ph : Jean-Gabriel Leynaud ; mont : Matthieu Augustin, Fabio Bobbio ; mu : Jorge Arriagada, Danilo Romancino (France-Italie, 2022, 78 mn). Documentaire.