par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°431-432, octobre 2024
Sorties le vendredi 28 septembre 1934 et le mercredi 18 septembre 2024
Of Human Bondage (1934) de John Cromwell porte à l’écran le roman éponyme de Somerset Maugham qui date de 1915 (1). Le protagoniste de ce récit fortement autobiographique est Philip, un Anglais de bonne famille, qui cherche à percer comme peintre à Paris. Saisi de doutes sur son talent, il décide de rentrer à Londres pour suivre l’exemple de son père et y entreprendre des études de médecine. Autant dire sans trop de conviction. Quoique fort bien de sa personne, le personnage incarné par Lewis Howard est hypersensible et complexé par son handicap, en l’occurrence un pied-bot. En somme, il claudique à travers la vie.
Jusqu’à sa rencontre dans un salon de thé avec Mildred (Bette Davis), une serveuse qui est son exact opposé. Jolie mais vulgaire - elle s’exprime avec un accent cockney prononcé -, dure à cuire et insolente. Le futur médecin repère chez elle des traces de maladie inavouée que le Code Hays lui fait qualifier d’anémie - de fait, une syphilis qui, par pudeur est appelée tuberculose. Ce qui ne l’empêche nullement de tomber éperdument amoureux de la ravissante jeune femme.
Elle se moque de lui et lui annonce même qu’elle va épouser un autre habitué qui, au moins, "gagne bien sa vie". Tout cela pour revenir, au bout d’un temps, larmoyante, enceinte, après que son rustre de "mari" l’a laissé tomber. Notre héros lui loue un appartement et se charge de tous les frais. À peine le bébé mis au monde, rebelote : Mildred entame un flirt avec un ami de Philip et s’enfuit avec lui à Paris. À son retour, tout aussi penaude, elle est hébergée avec son enfant par le brave Philip.
L’Emprise n’est pas à proprement parler un film noir. L’œuvre relève plutôt selon nous du Bildungsroman (roman d’éducation). La noirceur provient de la cruauté d’un enfer consenti. Du rapport sadomasochiste des protagonistes. Nul crime ici, nul tueur, nulle autre arme que psychologique. Nulle caractéristique formelle du thriller - éclairage clair-obscur, pavé mouillé, atmosphère poisseuse. Mais, au contraire, des scènes de foule dans les cafés, des rues de Londres animées, des vues de la gare Victoria d’une grande vivacité.
Reste le topo essentiel de la femme fatale. Le film fit de Bette Davis une star. Elle y est magistrale. Aucune autre comédienne n’avait, paraît-il, accepté ce rôle à mi-chemin entre la séductrice et la harpie. Une Loulou blonde, à côté de laquelle une Louise Brooks paraît la candeur même. Bette Davis surprend autant par sa brusquerie que par ses manières d’enjôleuse exécutant autour de sa proie de savants mouvements giratoires. Mais elle ne craint pas non plus d’être repoussante ni de finir comme une héroïne de Émile Zola. Leslie Howard est tout à fait convaincant dans le rôle du jeune premier nonchalant, indécis, gentleman fourvoyé. Malade et médecin à la fois, un peu trop prompt à compatir, sans doute.
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°431-432, octobre 2024
1. Titre emprunté au quatrième livre de L’Éthique de Spinoza : "De servitute humana seu de affectuum viribus" (De la servitude humaine ou de la puissance des affects).
L’Emprise (Of Human Bondage). Réal : John Cromwell ; sc : Lester Cohen d’après le roman de Somerset Maugham ; ph : Henry W. Gerrard ; mont : William Morgan ; mu : Max Steiner. Int : Leslie Howard, Bette Davis, Frances Dee, Kay Johnson, Reginald Denny, Alan Hale (USA, 1934, 83 mn).