par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°431-432, octobre 2024
Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1947
Sorties le samedi 25 octobre 1947 et le mercredi 18 septembre 2024
Le film de Arthur Ripley s’inspire du roman policier de Cornell Woolrich (alias William Irish), The Black Path of Fear (1944). Adapté pour le cinéma par Robert Tallman, le scénario a été travaillé par Philip Yordan avant d’être produit par Seymour Nebenzal et sa compagnie Nero-Film. Celui-ci avait été, durant sa période allemande, le producteur de classiques comme Die Büchse der Pandora (Loulou, 1929), Vier von der Infanterie (Quatre de l’infanterie, 1930) et Kameradschaft (La Tragédie de la mine, 1930) de Georg Wilhelm Pabst, et M de Fritz Lang (1931). Aux États-Unis, il fut le premier à mettre le pied à l’étrier à Douglas Sirk avec Hitler’s Madman (1943). The Chase (L’Évadée en français) est l’une des dernières réalisations qu’il ait financées avant sa réinstallation à Berlin en 1949.
Seymour Nebenzal avait déjà travaillé avec Arthur Ripley pour un drame de guerre coréalisé par Edgar G. Ulmer, Prisoner of Japan (1942). Dans The Chase, l’intrigue s’inscrit dans le hic et nunc : nous sommes en Floride dans l’immédiat après-guerre. Les uns ont combattu, les autres ont fait des affaires. Le premier plan s’ouvre sur des crêpes qu’un Afro-Américain retourne. Un jeune homme, Chuck - un ancien marine, identifiable par sa médaille -, de toute évidence affamé, s’en commande une, avant de remarquer, à ses pieds, un portefeuille bien garni. Au lieu de se l’approprier, il se rend à l’adresse indiquée, un manoir extravagant dans un quartier huppé. Après des pourparlers avec portier, factotum et majordome, il est introduit auprès du propriétaire de l’objet perdu.
Eddie Roman (Steve Cochran) est entouré d’une cour qu’il malmène. Il a tout l’air d’un roi du racket ou d’un baron de la drogue. Néanmoins, il est sensible à l’honnêteté de l’ancien soldat et l’engage comme chauffeur. Il ne tarde pas à le mettre à l’épreuve en le lançant dans une course effrénée contre un train, le véhicule devant le dépasser avant un passage à niveau. La scène sera bissée avec un autre chauffeur moins adroit et se terminera fatalement. Lors d’un dîner en l’honneur d’un gangster de ses connaissances, Roman enferme celui-ci dans la cave à vins fins où il le fait abattre. Nous faisons la connaissance de Mrs. Roman, Lorna (Michèle Morgan) qui, de toute évidence, est aussi sa captive. Elle rêve de se rendre à Cuba.
La comédienne française offre une variation sur le thème de la femme fatale, raffinée, plaintive et mélancolique. À force de se faire conduire par lui tous les jours sur la côte, elle se rapproche de Chuck. Avec sang-froid, celui-ci prend deux billets pour Cuba, moyennant les mille dollars qu’elle lui remet. Très vite, la belle et le chauffeur prennent la poudre d’escampette. Le hasard faisant bien les choses, il ne reste plus qu’une seule cabine de libre sur le paquebot… Le "noir" du drame se teinte d’exotisme : on ne cesse de danser sur l’île caribéenne, on y conclut d’étranges marchés et on y tue aussi à l’occasion.
Jusqu’ici, Chuck avait un comportement normal et la dure réalité paraissait intelligible. Petit à petit, les éléments oniriques prennent le pas sur le récit, au point que le spectateur se trouve désorienté. Ces scènes sont-elles réelles ou rêvées ? Les amoureux sont enlacés, mais les paroles d’une chanson ("Havana, like the stars in a dream song, you’re a promise of love"), indiquent la fugacité de cet amour. Prédiction aussitôt réalisée : le flash de magnésium d’un appareil photo se transforme en poignard transperçant Lorna. Le négatif de la prise de vue photographique ayant été brûlé, plus moyen de savoir qui est l’auteur du crime - ce par quoi le film anticipe sur Blow Up. Le voyage tourne au cauchemar. Chuck est accusé du meurtre. Il se libère, sachant jouer des poings comme il l’a appris durant la guerre.
De retour en Floride, il consulte son ancien commandant qui met un nom sur son mal-être. Selon lui, il est l’objet des névroses d’angoisse dont souffrent les soldats traumatisés. Le film, avec ses défauts, son absence de causalité bien claire, ses ruptures temporelles, ses vrais et faux flash-back, nous communique le malaise du protagoniste. Sans doute un acteur plus subtil que Robert Cummings nous aurait-il menés avec aisance hors du labyrinthe. Les autres comédiens sont excellents : Steve Cochran en crapule psychopathe, Peter Lorre en gorille sicilien, Michèle Morgan en sirène énigmatique.
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°431-432, octobre 2024
L’Évadée (The Chase). Réal : Arthur Ripley ; sc : Philip Yordan, d’après Cornell Woolrich ; ph : Frank F. Planer ; mont : Edward Mann ; mu : Michel Michelet. Int : Robert Cummings, Michèle Morgan, Steve Cochran, Peter Lorre, Lloyd Corrigan, Jack Holt (USA, 1946, 86 mn).