par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°431-432, octobre 2024
Sortie le mercredi 2 octobre 2024
La Sirène à barbe, le titre du film des Normands Nicolas Bellenchombre & Arthur Lamotte, c’est le nom d’un cabaret dieppois. La création de cet établissement, en pleine ville, ouvert le week-end au sein du cinéma Le Rex, répondait à l’expérience traumatisante d’une agression homophobe vécue par Nicolas Bellenchombre. Cet événement n’est pas évoqué dans le film, pas plus que la dépression qui l’affecta. Il décida de riposter à la haine à sa façon : par la joie. La devise de La Sirène à barbe est d’ailleurs : "L’art le plus noble est de rendre les autres heureux".
S’il existe bel et bien une tradition de carnaval en Normandie – on pense par exemple à la Grande Parade de Granville, avec son char des pauvres, qui remonte au 19e siècle – le concept de cabaret gay est nouveau à Dieppe. Les marginaux dieppois voulurent ainsi renverser les valeurs en mettant l’accent sur l’hypocrisie, les tabous et ceux qui les transgressent. Le temps n’étant plus aux maisons Tellier, le film est consacré au phénomène des drag queens, venu d’outre-Atlantique.
La communauté d’artistes transformistes cohabite autour d’un personnage plus âgé qui se fait appeler Beluga. Sur scène, ils se produisent dans des shows inhabituels qui recueillent de plus en plus d’audience. Le public afflue maintenant de toute la région. Le Rex situé en centre-ville, place du Marché, près de la cathédrale, a été absorbé par le groupe Mégarama. Il fait aujourd’hui partie du Grand forum dieppois, un complexe multisalles également récréatif, avec décorum et attractions foraines. Le Forum affiche en façade, en lettres capitales, le mot "Cabaret" et, en petits caractères, "La Sirène à barbe". Le succès de la petite entreprise initiée par Nicolas Bellenchombre confirme le renouveau d’intérêt pour le spectacle vivant, pour peu que celui-ci soit un tantinet piquant. Un des charmes du film est sa peinture de Dieppe, vide de touristes, de son port, de ses plages et de sa jetée. Au loin, les falaises. On respire l’air du large. Ajoutons les ciels changeants de la Côte d’albâtre et le mystère de nuits traversées de rares lumières.
En contrepoint, l’exiguïté de l’espace où le groupe a trouvé refuge. Ses membres plaisantent, jouent avec les mots, répètent, essaient leurs costumes extravagants, s’emperruquent, se poudrent, se recouvrent de plumes et de paillettes. De jeunes garçons se métamorphosent en femmes mûres, changent de visage, de corps, de sexe. En surface, les maquillages servant de masques, ou plus profondément.
On assiste à leurs numéros, captés sur la scène étriquée d’une boîte noire flambant neuf. Le public du samedi soir n’est pas encore là. C’est au spectateur de cinéma qu’il revient de découvrir les artistes en acte et en coulisse. Certains tableaux sont remarquables, émouvants, d’autres plaisants, comme celui du duo Lip et Stick, quoique le kitsch menace. Ici, on fait fi du bon goût. Les chorégraphies, exécutées de manière très pro, sont irréprochables, techniquement parlant.
Le film ne se borne pas à nous montrer les performers en représentation. Il entre dans leur intimité, dans des rapports de séduction entre eux, spectacle dans le spectacle. Ils disent aussi leur détresse, à l’instar des héros de films sur les communautés house - genre cinématographique à part entière. Un(e) des protagonistes déclare redouter de se retrouver seule chaque matin après avoir savouré les applaudissements de la salle. La séquence, très réussie, est un gros plan sur son visage filmé dans un miroir.
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°431-432, octobre 2024
La Sirène à barbe. Réal : Nicolas Bellenchombre & Arthur Lamotte ; sc : N.B., A.L. & Shimon Urier ; ph : A.D. & Maxence Labreux ; mont : Arthur Delamotte ; mu : Antoine Rozé, Pierrick Le Bras & Nicolas Engel ; cost : Cathy Deschamps. Int : Maxime Sartori, Fabrice Morio, Victor Grillot, Aurélie Decaux (France, 2024, 95 mn). Documentaire.