Une magnifique vue du ciel surplombant le site immense et monumental de l’abbaye cistercienne de Clairvaux, construite en 1115, puis transformée en prison à la Révolution, ouvre le documentaire. Cet édifice de trente mille mètres carrés de bâtisses, établi sur près de trente hectares, est en quelque sorte le personnage principal du film du producteur et réalisateur Éric Lebel.
Le cinéaste filme la maison centrale de Clairvaux, peu avant sa fermeture en mai 2023. C’est donc une interrogation sur le devenir du site, et une réflexion sur l’enfermement et la liberté, que ce documentaire poignant offre, au travers d’images exclusives.
Les enfermements montrés ne revêtent pas la même intensité, selon qu’ils sont contraints ou choisis. Ainsi, le film présente deux des "longues peines" de la Centrale, à l’intérieur de l’ancienne abbaye, qui se livrent peu à peu sous l’œil d’une caméra attentive. Pierre-Jean et Michel sont d’âges et de parcours différents. Au fil des entretiens, ils se révèlent désarmants…
Pierre-Jean, la trentaine, s’occupe en créant inlassablement des maquettes qui évoquent la vie du dehors qu’il se prépare à affronter. Michel, plus âgé, a fait un grand travail de résilience et se consacre à la méditation. Son chemin de vie fait écho à celle des abbés qui consacrèrent tant de temps à bâtir Clairvaux et ses cellules, sans imaginer que ces lieux d’isolement choisi deviendraient un jour des lieux d’isolement imposé.
Outre la nécessité d’un changement de regard de la société sur les personnes incarcérées, le documentaire établit un parallèle entre l’enfermement des deux détenus et celui de deux moines bénédictins. Frère Pierre-André et frère Benoît, ont fait vœu de clôture, selon la règle de saint Benoît. Ils ont choisi de s’extraire de la société et sont membres de l’abbaye-mère, Notre-Dame de Cîteaux, fondatrice de l’ordre cistercien et restée dans sa vocation première… Un ordre dont l’un des principes fondateurs a toujours été de fuir l’oisiveté par le travail manuel.
Cette mise en résonance entre des paroles, des gestes et des itinéraires différents, voire opposés, donne lieu à de très beaux plans où les êtres se mettent à nu devant la caméra. La parole est également donnée à des membres de l’administration pénitentiaire, responsables et gardiens, qui, tous, soulignent leur attachement à ces lieux de misère. Clairvaux est un haut lieu de l’Histoire, y furent incarcérés des résistants, des collaborateurs, des personnages de roman…
Ce documentaire offre une traversée de la condition humaine par effet miroir, entre lumière et zones d’ombres. À sa vision, ce lieu chargé d’histoires s’affirme comme un héritage, où la moindre pierre, les plus minuscules fissures, les graffitis sur le crépi des murs, évoquent les murmures, les prières, les gémissements, tous les états d’âme des humains qui y ont expérimenté la vie en milieu clos.
Anita Lindskog
Jeune Cinéma n°431-432, octobre 2024
À l’ombre de l’abbaye de Clairvaux. Réal, sc, ph : Éric Lebel ; ph : Romain Berthiot & Maël Adnot ; mont : Guillaume Lebel ; mu : Lionel Victoire (France, 2024, 93 mn). Documentaire.