par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe
Sortie le mercredi 9 octobre 2024
L’Air de la montagne - sans doute eût-il été plus juste de dire "l’air des cimes" - est le premier long métrage de Mika’ Ela Fisher, (haute) couturière, créatrice de costumes de scène, plasticienne et mannequin, passée au 7e Art, devant puis derrière la caméra. Munichoise d’origine, l’artiste a passé de longues années à Paris. Selon elle, son film lui a d’ailleurs permis de renouer avec sa langue et sa culture allemandes. À commencer par
Friedrich Nietzsche auquel elle emprunte le sous-titre et la destination de son œuvre maîtresse, Ainsi parlait Zarathoustra : "pour tous et pour personne".
De fait, le film est truffé de citations du philosophe, certaines connues, d’autres plus recherchées. Des références qu’il faut les saisir au vol. Tantôt, elles sont inscrites à l’écran, tantôt elles sont énoncées ou chantées en voix off, sous forme d’aphorismes, de comptines ou de poèmes, sur un ton persifleur. Le long métrage a été tourné dans les Alpes bavaroises et non dans les lieux où le philosophe aimait séjourner, dans la vallée de l’Engadine, en Suisse italienne. Les prises de vues ont été effectuées à Bad Reichenhall, à Rupolding et à Berchtesgaden, où un fameux politique allemand prit aussi coutume d’aller - cet aspect-là n’est pas abordé, pas plus que n’est fait référence aux "films de montagne" de Arnold Fanck (1).
Le sport de montagne n’est pas associé à l’effort et au dépassement de soi. Un sous-titre présente les deux protagonistes principaux, un homme et une femme, comme des "flâneurs", terme qui désigne, en français comme en allemand, un adepte de la promenade au centre de la cité au 19e siècle. Phénomène dont traite Charles Baudelaire, qu’analysera Walter Benjamin et qui inspirera les Surréalistes, avec l’errance urbaine et les Situationnistes, avec la dérive. On découvre nos héros dans un tortillard d’un autre âge, assis côte à côte sur des banquettes en bois. Leur ressemblance physique est frappante, d’autant qu’ils portent les mêmes tenues : un costume de randonneur bavarois d’une grande élégance. Il faut dire que les vêtements sont signés Yamamoto et Mika’Ela herself. Leur attitude est identique et leur pose gémellaire. Ils sont silencieux et paraissent sortir d’un film muet.
Commence leur déambulation à leur descente de train. Ils ont pour noms Spenta (Laurens Walter) et Angra (Mika’Ela Fisher). Dans la cosmologie zoroastrienne, Spenta et Angra représentent les deux éléments indissociables que sont la vie et la destruction de la vie. Ces principes sont illustrés par les scènes suivantes du récit. Tandis que Spenta imite le chant des oiseaux, Angra ramasse dans les sous-bois des escargots dont elle extrait la chair de leur coquille avant de la jeter par terre. Elle piétine furieusement les vers et les insectes. Même comportement avec les humains. Apercevant des sportifs qui pratiquent la course à pied, elle les qualifie de moutons et de marionnettes et, quand ils passent à sa portée, elle sort un colt et tire. Elle se félicite : "En plein le mille !".
Suit une scène dans un palace, où la jeune femme avait réservé une suite royale. Spenta blâme ses goûts de luxe, il demande pour sa part une simple chambre sous les toits. Angra se vexe mais se console avec, comme il se doit, une bouteille de champagne. Le lendemain, au bord de l’Atternsee, elle remarque une jeune fille qui se prépare à faire de l’aviron. Elle l’approche sans façon. La jeune fille refuse poliment les conseils d’Angra et écarte fermement les mains baladeuses de cette dernière. Angra riposte en dévissant une de ses rames. Ceci dit, la rameuse (Aurélie Lamachère) se prend au jeu de séduction, jusqu’à devenir une des proies du duo. On apprend que Senta l’avait connue auparavant. On les voit attablés à un festin de Lucullus dont le morceau de résistance est une énorme tête de cochon. La jeune fille s’enfuit, émue par le regard de l’animal semblable aux trophées ornant les auberges bavaroises. À la suite de quoi, le trio passe une journée idyllique, au terme de laquelle Angra demande à leur amie de "choisir entre son frère et elle".
La réalisatrice joue avec les pièces d’un puzzle. Elle laisse entrevoir plusieurs interprétations possibles avant de les clore dans un même mouvement. Ce qui a de quoi déconcerter le spectateur. Quitte à l’irriter. On peut se demander en quoi ce procédé relève, comme l’ont écrit certains critiques, outre-Rhin, du cinéma d’avant-garde ?
Le film, s’il est par endroits sibyllin, demeure narratif et représentatif. La rigueur d’une mise en scène qui use volontiers de l’ironie, de la distance, de la mystification et du mélange des genres - cinématographiques et sexuels -, la beauté des prises de vue de Sylvain Garnier-Goutard, l’excellence de l’interprétation font de cet estivage un régal. Pour tous et pour personne.
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe
1. Le réalisateur Arnold Fanck (1889-1974) est un pionnier du cinéma de montagne, sous la République de Weimar. Dans La Montagne sacrée (1926), son 5e film, il a pour vedette Leni Riefenstahl (1902-2003), dont c’est le 1er rôle.
L’Air de la montagne – pour tous et pour personne (Die Höhenluft - für Alle und Keinen). Réal, sc, cost : Mika’Ela Fisher ; mu : Sébastien Rostagno ; ph ; Sylvain Garnier-Goutard ; mont : Noémi de Fouchier. Int : Mika’Ela Fisher, Laurens Walter, Aurélie Lamachère, Édouard Deloignon, Elisa Sergent (Allemagne-France-Autriche, 2023, 100 mn).