par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°431-432, octobre 2024
Sélection officielle en compétition du Festival de docucumentaire de Taïwan 2024
Sortie le mercredi 23 octobre 2024
Le dernier documentaire de Lova Nantenaina s’attache à la lutte des paysans malgaches contre l’accaparement de leurs terres par des groupes financiers asiatiques, avec la complicité de l’État. Le titre du film est énigmatique, allégorique, poétique. Effectivement, on peut se demander en quoi les zébus peuvent-ils, de nos jours, être francophones à Sitaoubomba, où plus personne ou presque, à l’exception de Ly, le protagoniste principal, ne parle plus la langue des anciens colons. Cette espèce animale dérivée de l’aurochs, à l’instar de certains humains, ne comprend que des ordres et des indications telles "gauche" ou "droite", délivrées par la voix de leurs maîtres.
Sitabaomba (littéralement "site à bombes") est une enclave verte coincée entre l’aéroport d’Antananarivo et un terrain militaire. Prenant prétexte de la tenue du Sommet de la francophonie de 2016, une entreprise chinoise proposa de construire une route reliant l’aéroport à la capitale. Les agriculteurs virent alors leur vie totalement bouleversée : les limites de leurs champs et, par là même, leur superficie furent remises en cause, autrement dit diminuées. Dès lors, ils risquaient d’être eux aussi réduits à l’état de paysans sans terre - et / ou de salariés. Une situation vécue par d’autres villageois avant eux, résumée par ce proverbe entendu plusieurs fois dans le film : "Quand les caïmans s’en vont, arrivent les crocodiles".
Lova Nantenaina conte la lutte de ces David contre les Goliath modernes incarnés par les multinationales de toute espèce. Il mêle prises de vue récentes et archives datant du Sommet de 2016. À l’occasion, il met en scène des sketches de comédie, utilise l’animation et le théâtre de marionnettes pour illustrer son propos. Il aborde, au moyen d’une multiplicité d’approches, un sujet des plus graves, entre rire et émotion. Bien que le rapport à la terre touche au sacré à Madagascar, le ton n’est jamais celui du tragique. Tout au plus, celui de la plainte. "Mon film, déclare-t-il, est construit en référence au kabary [cabaret] de mes compatriotes, leur art oratoire poétique et cocasse, leur lecture du réel baroque et métaphorique, fruit de l’observation de la nature et des humains ».
Ly est précisément un "mpikabary", un maître de l’art oratoire, un cultivateur déjà âgé, virtuose en matière d’humour, de poésie, d’images et de jeux de mots. Un homme d’un charisme certain et, paradoxalement, d’une grande douceur à la fois. Il transmet de la sorte le savoir traditionnel et inspire la résistance au village tout entier - hommes, femmes et enfants. "Nos bêches seront nos armes" clament les paysans qui manifestent chaque jeudi au son d’une fanfare. Leur joie, leur énergie confèrent à leur mouvement un aspect carnavalesque. Ne négligeant aucun moyen, ils n’hésitent pas à porter leur affaire devant les tribunaux. Les plus déterminés en appellent à la guerre civile.
Nombre d’artistes et de poètes d’autres régions soutiennent le combat. Des musiciens, mais aussi un sculpteur reconnu à l’étranger, Temandrota, personnage haut en couleurs qui réalise de belles choses à partir des déchets. Il s’occupe des enfants, leur apprend à confectionner des marionnettes et à représenter, sur un petit théâtre, les scènes du grand théâtre du monde. Il y a aussi Gégé, un comédien très populaire dans l’île, qui prête sa voix aux intervenants.
Les scènes du film sont toutes assez brèves ; elles se suivent sans toujours respecter la continuité. Cette même fantaisie, on la retrouve dans le rapport entre son et image. Un décalage se produit entre le discours du président célébrant l’agrobusiness et le plan d’une vache ruminant pensivement. La caméra, extrêmement mobile, musarde et s’attarde, par exemple, sur un poulet entré dans le champ par hasard. Au contraire, documents et scènes mimées par les marionnettes sont mises en parallèle. L’hilarité des jeunes spectateurs est interrompue par la remarque brechtienne du sculpteur qui vise à briser l’illusion : "Tu vois, ce n’est pas une reine. C’est une marionnette".
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°431-432, octobre 2024
Sitabaomba, chez les zébus francophones. Réal, sc, ph, mont : Lova Nantenaina ; ph : Fifaliana Nantenaina ; mont : Jean-Michel Perez, Eva Lova-Bely & Emmanuel Roy (France-Madagascar-Allemagne-Burkina Faso, 2023, 103 mn). Documentaire.