par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe
Sortie le mercredi 13 novembre 2024
La ville en question est Sarajevo. Jean-Gabriel Périot place l’action au moment où la capitale bosniaque subit un siège terrible et interminable - plus long que celui de Stalingrad (1). Cet événement historique a fait l’objet de plusieurs documentaires, parmi lesquels le court métrage de Johan van der Keuken, Sarajevo Film Festival (1993), et le très long métrage de Marcel Ophüls, Veillée d’armes : histoire du journalisme en temps de guerre (1994). Jean-Gabriel Périot, lui, s’est spécialisé dans la remémoration. Il a notamment évoqué Hiroshima dans son court métrage 200 000 fantômes (2007), traité de l’après-mai 68 dans Nos défaites (2019) et a analysé les années de lutte armée en RFA dans Une jeunesse allemande (2015) (2).
Le réalisateur travaille autant que possible à partir d’archives qu’il monte sans commentaire ni intertitre. Dans le cas présent, n’ayant pas trouvé d’archives officielles, il a recouru à des films d’amateurs tournés par des jeunes gens rencontrés au Festival de Sarajevo où il avait coutume de se rendre. Ces documents ont un caractère et une qualité technique "underground". Ils sont pour la plupart extrêmement brefs, pris à la volée durant les combats. Leurs auteurs étaient mobilisés dans l’armée, résistant aux attaques serbo-bosniaques. Certains d’entre eux étaient formés à l’image et faisaient partie des services cinématographiques de l’armée. Un des intérêts de Se souvenir d’une ville est précisément la découverte de documents inédits, droit issus des archives personnelles de ces jeunes combattants.
Le regard de Jean-Gabriel Périot est, comme à son habitude, rétrospectif. Son film est structuré en deux parties d’inégale durée. D’abord, un prologue de près de trente minutes, à base de fragments et de rushes, pouvant déconcerter le spectateur. Rien qui relie entre elles ces images floues, peu éclairées, tremblantes, voire bringuebalantes. On y voit des gens qui courent dans les rues pour éviter les tirs des snipers. Un plan présente un homme dont la tâche principale est de collecter les membres de blessés venant d’être amputés par des médecins. En ville, les parcs sont devenus des cimetières. Aussi surprenant que cela puisse paraître, un public nombreux fait la queue pour entrer dans un cinéma. Dans un autre passage, sur un mode loufoque, des cinéphiles simulent le coup de gong du générique de la Rank en frappant sur un tapis. Par ailleurs, dans un bunker, la jeunesse a organisé une soirée dansante.
La seconde partie, nettement plus longue, donne la parole, trente ans après les faits, aux auteurs de ces images : Nedim Alikadić, Smail Kapetanović, Dino Mustafić, Nebojsa Serić-Shoba et Sdran Vuletić, lesquels sont devenus des artistes reconnus dans divers domaines. Ils expliquent ce qui les avait poussé à tourner alors et disent ce qu’ils en pensent aujourd’hui. Ils sont filmés en extérieur, chacun commentant à tour de rôle ses propres images visionnées sur tablette, chacun s’exprimant en sa langue, après s’être entretenu en anglais avec le cinéaste. Façon brechtienne, ce dernier intègre dans le champ l’équipe de techniciens au travail. Gagnés par l’émotion, les intervenants replacent les images dans leur contexte et dans les conditions mouvementées de leur réalisation, insistant sur l’extrême précarité de leur équipement en VHS et sur les coupures d’électricité interrompant souvent les prises de vue.
On peut reprocher au film de ne pas être suffisamment informatif. Les ennemis, par exemple, ne sont jamais désignés. Mais les témoins ne sont pas là pour faire la leçon. La partie des prises de parole est d’ailleurs la plus belle du film. Dépourvue de toute acrimonie, bien que les protagonistes regrettent d’avoir été abandonnés par le reste de l’Europe. L’un d’entre eux fait allusion à la guerre en Ukraine. Dommage, soit dit au passage, que Jean-Gabriel Périot n’ait pas recueilli la moindre déclaration d’une femme. Il s’en est justifié : "Il n’y avait pas de réalisatrices, sauf une vieille dame qui travaillait à la télévision et qui a aujourd’hui disparu".
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe
1. Le siège de Sarajevo est le siège d’une capitale le plus long de l’histoire moderne, du 5 avril 1992 au 29 février 1996, un an de plus que celui de Léningrad (8 septembre 1941-27 janvier 1944).
2. Cf. "Une jeunesse allemande", Jeune Cinéma n°369-370, décembre 2015.
Se souvenir d’une ville. Réal, sc, mont : Jean-Gabriel Périot ; ph : Augustin Losserand, Denis Gravouil, Armine Berrada, Amel Djikoli (France-Suisse, 2023, 109 mn). Documentaire.