par Gisèle Breteau Skira
Jeune Cinéma n°431-432, octobre 2024
Sélection officielle du Festival international du film de Toronto 2024
Sortie le mercredi 13 novembre 2024
Premier plan sur un rétroviseur reflétant le haut du visage du conducteur. Un homme anxieux est au volant d’une voiture. Le film se déroule à Tokyo, ville immense, large et moderne. Une atmosphère mystérieuse s’installe, on ne sait rien sur cet homme. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’on apprend qu’il est chauffeur de taxi et fait ce métier pour retrouver sa fille Lily (Mei Cirne-Masuki) perdue de vue depuis neuf ans, enlevée par sa mère. Ces pratiques d’enlèvements d’enfants sont courantes au Japon.
Cet homme est Jay, un français expatrié interprété par Romain Duris, qui a l’art de modifier ses expressions avec une aisance et un naturel incroyables. Passant d’un visage obscur et fermé au plus lumineux bonheur de vivre. Homme solitaire, il navigue dans la ville par à-coups, saisissant une possibilité ici ou là, comme s’il arrachait secrètement des bribes de vie. Le tournage est également nerveux, dans une continuelle fragmentation de l’action, la caméra suit le personnage, elle lui colle à la peau, le traquant, dans toutes directions, presque affolée de le suivre. Dans ce rythme heurté, il y a une lenteur narrative, l’histoire chemine par ricochets sur le reflet des rétroviseurs, modeste miroir des âmes que Jay interroge de temps à autre, d’un regard furtif. Peu de paroles, quelques mots toutefois fort bien prononcés en japonais par Romain Duris, scandés par la musique de Olivier Marguerit aux cuivres tranchants, sonnant inexorable, aux échos du silence qui l’entoure. Aucune réponse, Jay est seul face à sa quête obsessionnelle, malgré la présence de son amie Jessica (Judith Chemla) qui vit la même souffrance avec son fils.
Un film frisant une forme d’hermétisme qui sied parfaitement à cette situation "interdite". Dans le lieu clos de son taxi, Jay tâche de voir et de reconnaître sa fille Lily, sans pouvoir oser se l’avouer. La façon elliptique d’amener le sujet du film est tout à fait singulière, d’autres auraient très rapidement brossé la situation sociale et psychologique avec une pesante pédagogie et force détails sur une législation contraignante et injuste.
Guillaume Senez procède par images, la moindre des choses pour un cinéaste, mais il le fait avec un talent rare, légèreté, efficacité et grâce. À tel point que le film pourrait être sans paroles. Il suit son personnage habité par sa "part manquante" à la poursuite d’un rêve, aucun réalisme, aucun drame, juste un songe qui devient réalité, sa fille Lily monte dans le taxi. Et alors soudain le film s’ouvre au merveilleux, le rythme s’élargit, se tranquillise et répand une harmonie joyeuse. Il peut parler plus librement, exprimer ce qu’il ressent, jusqu’au jour où Jay passe une journée entière avec Lily sur la plage lors de la pêche "Jibiki-ami" au filet. On comprend alors que les liens existent pour toujours. Un film au lyrisme silencieux, une élégie.
Gisèle Breteau Skira
Jeune Cinéma n°431-432, octobre 2024
Une part manquante. Réal : Guillaume Senez ; sc : G. S. & Jean Denizot ; ph : Elin Kirschfink ; mont : Julie Brenta ; mu : Olivier Marguerit ; déc : Takeshi Shimizu ; cost : Julie Lebrun. Int : Romain Duris, Judith Chemla, Mei Cirne-Masuki, Yumi Narita, Shungiku Uchida, Patrick Descamps, Shinnosuke Abe (France-Belgique-Japon, 2024, 98 mn).