par Bernard Nave
Jeune Cinéma n°221, avril-mai 1993
Sélection officielle de la Berlinale 1993
Ours d’argent pour Denzel Washington
Sorties les mercredis 24 février 1993 et 27 novembre 2024
À la fin de Do the Right Thing (1989), Spike Lee inscrivait à l’écran deux citations, l’une de Martin Luther King (1929-1968), l’autre de Malcolm X (1925-1965), sur les méthodes à utiliser par les Noirs américains dans leur combat (1). Avec son dernier film, il rend hommage au leader noir vers lequel on sent bien que vont ses sympathies. L’ardeur mise à produire le film, à imposer les choix de budget, de durée, les déclarations de Spike Lee au moment de la sortie du film en font une œuvre militante. La vision du film confirme cette impression et par là-même nous oblige à le regarder sous cet angle tout en le jugeant aussi comme film inscrit dans la carrière d’un cinéaste qui a fait sa place dans la production américaine.
Partant de l’autobiographie écrite par Malcolm X en collaboration avec Alex Haley, le film suit le destin remarquable d’un homme qui a traversé tous les états du peuple noir américain, du racisme le plus brutal vécu dans le Sud au combat radical, en passant par une jeunesse marquée par l’extravagance et la délinquance. Le tournant de sa vie s’opère en prison où il rencontre un musulman qui l’ouvre non seulement à la religion, mais aussi à la conscience de la négritude. Spike Lee déroule le ruban de cette vie en travaillant chacune des périodes marquantes selon les règles des genres correspondants. La jeunesse folle marquée par l’importance du "look", de la musique, de l’attrait pour les jeunes femmes blanches donne l’occasion d’une belle séquence de comédie musicale au rythme parfait.
L’arrivée à New York et le contact avec les truands de Harlem nous entraîne vers le film noir. Suivent les scènes de prison, la période religieuse et la montée en puissance du leader. Aprés le pélerinage à La Mecque, le tout se termine par le sacrifice du héros. La structure du film n’apporte donc pas de surprise, les moments forts sont assez réussis d’un point de vue cinématographique. On connaît le talent de Spike Lee. Il ne s’est pas usé dans les méandres de la superproduction. À cet égard, le premier plan éblouissant donne tout de suite le ton.
Les admirateur de Spike Lee pouvaient attendre cependant beaucoup plus de sa part. Venant d’un réalisateur noir, un film sur Malcolm X paraît devoir aller au delà de la simple biographie, aussi réussie soit-elle sur le plan formel. En tant que spectacle d’abord, les épisodes les plus jubilatoires sont ceux qui montrent les moments les moins exemplaires de la vie de Malcolm X. Dès qu’il se convertit à l’Islam et devient militant, le film perd de sa verve et Spike Lee aussi. À l’image de son personnage qui prend des allures de statue, le plaisir de filmer se fige. Pour un film qui veut faire adhérer le spectateur aux idées de son héros, il y a là une faille.
Surtout, Spike Lee ne prend pas assez de recul pour livrer son point de vue non seulement sur la vie mais avant tout sur les idées de Malcolm X. Il semble dommageable de s’en tenir aujourd’hui à une attitude proche du culte de la personnalité. Malcolm X fut longtemps aveugle aux manipulations dont il était l’objet de la part de la secte islamiste qui l’a propulsé sur le devant de la scène. Au terme de la séquence où il conduit son premier combat collectif contre la police et la justice racistes, le plan sur sa main ordonnant un véritable mouvement militaire à ses disciples fait froid dans le dos.
Cette position du film en porte-à-faux apparaît clairement lorsque l’on rapproche les images du générique en début de film de celles qui le referment. On démarre sur le tabassage de Rodney King et la fameuse bande vidéo et un drapeau américain qui brûle plein écran. On est en plein dans l’Amérique d’aujourd’hui. En fin de parcours, au moment de l’enterrement de Malcolm X, une voix off lit un hommage de l’époque qui devrait à lui seul donner le message pour les générations d’aujourd’hui. Lorsque suit l’apparition de Nelson Mandela devant une classe de Soweto criant "Vive Malcolm X", les promesses du début nous paraissent bien lointaines. Il ne suffit pas non plus à des élèves d’une école de Brooklyn de dire l’un après l’autre "Je suis Malcolm X" pour nous convaincre que son héritage spirituel vit encore. D’ailleurs faut-il le préserver tel quel comme semble le dire Spike Lee ? De la part d’un réalisateur comme lui, on pouvait espérer davantage que cette mise en images de la vie de Malcolm X. Certes, il démontre qu’il est en position de se mesurer au système hollywoodien par les moyens mis en œuvre pour mener à bien un tel film. Mais le résultat trop sage au regard des enjeux qui devraient être au cœur de son travail de cinéaste engagé à donner une autre image de la réalité américaine.
Bernard Nave
Jeune Cinéma n°221, avril-mai1993
1. "Do Th Right Thing", Jeune Cinéma n°197, octobre-novembre 1989.
Malcolm X. Réal : Spike Lee ; sc : S.L. & Arnold Perl ; ph & mont : Ernest Dickerson ; mu : Terence Blanchard ; cost : Ruth E. Carter. Int : Denzel Washington, Angela Bassett, Albert Hall, Al Freeman Jr, Delroy Lindo, Spike Lee, Theresa Randle, Kate Vernon (USA, 1992, 202 mn).