par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe
Sortie le mercredi 4 décembre 2024
Le documentaire de Florence Riou, L’Esprit de l’Arcouest, raconté par Hélène Langevin-Joliot, produit par l’association Rennes en sciences, chargée de la diffusion des sciences et des techniques, retrace l’histoire du village de Ploubazlanec, à la pointe de l’Arcouest, en face de l’île de Bréhat. Tout au cours du 20e siècle, ce site a été le lieu de rencontres, en été, de chercheurs et d’universitaires au point que l’on surnomma le bourg "Sorbonne-plage". L’historien Charles Seignobos (1854-1942) et le neurologue Louis Lapicque (1966-1952) furent à l’initiative de cette villégiature qui se révéla une aventure.
Se joignirent à ces pionniers des tenants des "sciences dures" tels que Jean Perrin (1870-1942), prix Nobel de physique en 1926, Marie Curie (1867-1934), doublement nobélisée en physique et en chimie, qui s’y fit construire une maison en 1912 et y séjournait avec ses filles, Paul Langevin (1872-1946), professeur de physique au Collège de France, le mathématicien et homme politique Paul Painlevé (1863-1933) qui fut président du Conseil, avec son jeune fils, Jean Painlevé (1902-1989), biologiste et réalisateur de merveilleux films, comme La Pieuvre (1928), L’Hippocampe (1934) ou Le Vampire (1945). Ces personnalités étaient toutes dreyfusardes. Elles se rapprochèrent d’ailleurs à la suite du deuxième procès Dreyfus qui eut lieu à Rennes en 1899. Tous s’interrogeaient sur le rapport entre savoir, science, justice et démocratie.
Faisant des allers-retours entre passé et présent, le montage du film est adroitement agencé. Florence Riou recueille les propos de Hélène Langevin-Joliot, petite-fille de Pierre & Marie Curie et fille de Irène Curie et Frédéric Joliot (tous deux titulaires du prix Nobel de chimie en 1935). Hélène, qui épousa en 1948 le petit-fils de Paul Langevin, est un témoin privilégié s’il en est. Elle est remarquablement expressive malgré son âge (93 ans au moment du tournage). Elle-même physicienne nucléaire, comme il se devait, elle a travaillé au CNRS et à l’université d’Orsay.
Depuis la maison familiale, à l’Arcouest, elle s’adresse à la réalisatrice, laquelle intervient peu. Elle l’emmène en promenade, et nous avec, montrant les villas construites par les hôtes au cours des ans. Elle fait remarquer comme celles-ci se touchent et qu’aucune barrière ne les séparent. L’entretien est ponctué d’anecdotes mais également de réflexions sur la science.
On alterne séquences bretonnes et intérieurs du musée Marie-Curie à Paris. Dans cet ancien Institut du radium, les interlocutrices sont, cette fois, deux historiennes des sciences, Bernadette Bensaude-Vincent et Andrée Bergeron, qui montrent comment plusieurs de ces personnalités vont jouer un rôle de premier plan dans la naissance d’institutions scientifiques et d’établissements comme le Palais de la Découverte (créé en en 1937), ou le CNRS qui date de 1939 et succède à l’Office national de la Recherche scientifique, industrielle et des inventions.
L’évolution du "groupe de l’Arcouest" est narrée par des cartons avec des citations et des dates qui facilitent le suivi. Après 1945, le documentaire change de tonalité, passant de l’étude du groupe de savants dans leur intimité au débat portant sur l’utilisation militaire de l’énergie atomique au cœur de la guerre froide. Frédéric Joliot-Curie, que De Gaulle avait nommé à la tête du Centre de l’Énergie atomique en 1945, est destitué de son poste à la suite de l’Appel de Stockholm (1950) jugé trop favorable à Moscou. Il est remplacé par son ami Francis Perrin, fils de Jean Perrin. La richesse iconographique du film est exceptionnelle. Les films d’amateurs en noir & blanc pris entre 1926 et 1946 par les Joliot-Curie, conservés de nos jours à la Cinémathèque de Bretagne, les portraits des principaux protagonistes, les photos anciennes, les archives relatives au deuxième procès de Dreyfus alimentent le métrage.
Les films muets donnent un caractère vivant au récit et nous renseignent sur la vie dans ce phalanstère. C’est sans doute le versant le plus attachant du film, qui s’ouvre sur un nageur de crawl dans la baie, suivi du départ d’un voilier puis d’une barque pleine de vigoureux rameurs. On assiste à des fêtes d’enfants, le groupe étant extrêmement attentif à l’éducation, privilégiant une pédagogie basée sur l’expérience et sur le concret. Ces adultes étaient des sages qui refusaient l’idée d’ambition, d’émulation ou d’excellence. L’histoire publique et privée de ces intellectuels, insuffisamment connue du public, méritait bien cette évocation en forme d’hommage. Manque, selon nous, un intertitre citant Gargantua : Science sans conscience n’est que ruine de l’âme.
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe
L’Esprit de l’Arcouest. Réal, sc, mont : Florence Riou ; ph : Aurore Patris, Jean-Michel Marand ; mont : Jean-Michel Marand. Int : Hélène Langevin-Joliot, Bernadette Bensaude-Vincent, Andrée Bergeron (France, 2024, 75 mn). Documentaire.