par Patrick Saffar
Jeune Cinéma n°430, été 2024
Sélection officielle Cannes Première du Festival de Cannes 2024
Sortie le mercredi 18 décembre 2024
L’énergie avec laquelle se déploie le chant de Touda, qu’il s’adresse aux clients du bar d’un village marocain ou bien s’élève sur le plan d’un paysage de l’Atlas, en ferait presque oublier que ce lyrisme est aussi, chez la jeune femme, l’assomption d’une douleur retenue (elle s’est fait agresser par des hommes) et qu’au fond d’elle-même, elle ne rêve que de devenir une "Cheikha" (1), cette artiste traditionnelle qui chante librement des textes de résistance et d’émancipation, transmis depuis des générations.
De sorte qu’un beau jour, Touda décide de quitter la province pour rejoindre Casablanca la blanche afin d’y exercer cet art, qui fascine aussi bien qu’il révulse les représentants du patriarcat local. S’il n’évite pas toujours les situations-limites - l’échange téléphonique entre Touda et son fils sourd -, le film de Nabil Ayouch, porté par la beauté des chants et des visages féminins, s’organise autour d’une série de polarisations qui en structurent le propos, dénué de simplisme : campagne / ville, surdité / puissance vocale, oppression / libération, élévation / désillusion, descente / espoir.
Le trajet accompli par la jeune femme connaîtra par ailleurs deux moments décisifs. Le premier, lorsque le chant murmuré par Touda, seule et désemparée, trouve un écho puis se mêle à celui du muezzin, le second, correspondant à la prestation finale accomplie dans un grand hôtel, et qu’accompagne un plan-séquence à faire pâlir d’envie le fantôme de F. W. Murnau : soit la montée en ascenseur de Touda, suivie par sa désillusion - les billets de banque, jetés par les spectateurs, qui pleuvent sur sa tête au cours du spectacle -, et sa fuite puis sa descente par le même ascenseur, où elle semble retrouver un peu de confiance en elle-même.
Beau tour de force accompli par le cinéaste, autant que par son personnage, à tel point qu’on peut se demander s’il n’y a pas identification du premier à la seconde.
Patrick Saffar
Jeune Cinéma n°430, été 2024
1. Cheikha Remitti (1923-2006) a révolutionné la musique algérienne, en donnant naissance à un genre à la croisée de la tradition et de l’avant-garde, le raï.
Everybody Loves Touda. Réal : Nabil Ayouch ; sc : N.A. & Maryam Touzani ; ph : Virginie Surdej ; mont : Nicolas Rumpl ; mu : Flemming Nordkrog ; déc : Samir Issoum & Eve Martin. Int : Nisrin Erradi, Joud Chamihy, Jalila Talemsi (Maroc-France-Belgique-Danemark-Norvège, 2024, 102 mn).