par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°433, décembre 2024
Sortie le mercredi 25 décembre 2024
Inédit en France depuis un demi-siècle, Domas le rêveur est le sixième long métrage de Arūnas Zebriūnas (1931-2013). Le cinéaste lituanien signe sa première mise en scène au moment du Dégel, avec une contribution au film à épisodes Les Héros vivants (1959), dont les protagonistes sont des enfants. Suivront La Jeune Fille à l’écho (1964), Prix du jury au Festival de Locarno et La Belle (1969), deux portraits de préadolescentes trop sensibles (1). Arūnas Zebriūnas choisit délibérément de mettre la classe enfantine au centre de sa production. Il l’expliquera ainsi : "J’ai commencé à faire des films avec les enfants à cause de la censure. L’atmosphère qui régnait dans le monde de l’art en Union soviétique était répugnante, je ne voulais pas me retrouver embourbé dans le Parti. Quand j’ai commencé à tourner des films avec des enfants, toutes les exigences du parti se sont volatilisées". Le cinéaste distingue deux périodes dans son œuvre, une première, qu’il qualifie de violette, de tonalité grave, suivie d’une autre, rose, où la veine comique l’emporte. C’est Domas le rêveur qui l’introduit. Comme dans Le Petit Prince (1966), son adaptation à l’écran du conte de Saint-Exupéry, le film est en couleur.
Dans la scène d’ouverture, un blondinet de dix ans, dénommé Domas, joue avec son petit avion en bois peint en rouge dans un parc. Jusqu’à ce que son précieux aéroplane pique du nez dans le lac. Trenkus, une brute qui joue les caïds et tire avec son arc et ses flèches même sur les oiseaux, a abattu l’objet volant. Un pêcheur à la ligne récupère le jouet cassé et le restitue à son propriétaire. L’incident est tel que Domas devient intenable, tant au sein de sa famille qu’à l’école. Désormais, il ne veut jamais aller se coucher quand sa mère le lui demande. À peine arrivé en classe, il pose son coude sur la table pour dormir. Il rend la vie impossible à sa mère comme à l’institutrice. Son père, saxophoniste de jazz dans une boîte de nuit, le comprend mieux, car lui aussi est un fantaisiste. Domas explique à sa camarade de classe Zita qu’il rêve continuellement de retrouver ce pêcheur qu’il appelle, on ne sait trop pourquoi, le "général".
Les images du quotidien, à la maison et dans la classe, celles des bagarres avec Trenkus, contrastent avec les scènes nocturnes, qui envoûtent l’enfant comme le spectateur. L’univers ludique du garçonnet - les séquences en extérieur, celles dans le parc et au bord du lac - apparaît transfiguré. Le chef-opérateur Algimantas Mockus a utilisé pour ce faire une pellicule infrarouge teintant en rouge tout ce qui contient de la chlorophylle. D’où cette impression de mystère et d’enchantement quand, dans le parc incarnat, on découvre, assises sur un banc, des demoiselles en robe blanche tenant une ombrelle. Lorsque passe dans le champ un personnage à cheval, le spectateur se demande s’il s’agit du général…
Arūnas Zebriūnas recourt au stratagème du rêve pour circonvenir les censeurs. Il les nargue pourtant : à un moment donné, l’enfant s’imagine en train de bombarder un tank de projectiles. Il convient, selon nous, de donner une lecture métaphorique du film. Le songe est un moyen de défense contre toute forme d’autorité. Ce par quoi Domas échappe au réalisme socialiste et soutient que le rêve est l’affirmation de la subjectivité. Zita tire la morale dans cette réplique : "Personne ne peut rêver ton rêve à ta place".
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°433, décembre 2024
1. Ces deux films ont été édités en DVD par ED, le distributeur de films indépendants qui assure la sortie de Domas le rêveur en salle.
Domas le rêveur (Natkilbada) aka Nightbird. Réal : Arūnas Zebriūnas ; sc : Yuriy Yakovlev ; ph : Algimantas Mockus ; mont : Vanda Surviliene ; mu : Vyacheslav Ganelin. Int : Darius Bratkuaskas, Daiva Dauyetite, Arturas Vegis, Tsigmas Vysniauskas (Lituanie, 1973, 66 mn).