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Classe ouvrière va au paradis (la) (1971)
de Elio Petri
publié le mercredi 8 janvier 2025

par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°64, juillet-août 1972

Sélection officielle En compétition du Festival de Cannes 1972
Palme d’or

Sorties les mercredis 31 mai 1972, 10 novembre 2010 et 8 janvier 2025


 


Le royaume de l’industrie néo-capitaliste, Francesco Rosi nous le montrait en plongée, du haut du piédestal (ou de l’avion privé) d’un de ses rois. Elio Petri le découvre en contre-plongée depuis la machine d’un de ses sujets, l’ouvrier Massa. Il se trouve que le même visage, celui de Gian Maria Volonté, est prêté avec la même maîtrise au roi et au sujet.
"Sujet" : Massa est au départ un "bon sujet". Intelligent mais pour l’intérêt personnel immédiat. Il est un ouvrier modèle dont les cadences également modèles permettent aux chronométreurs d’augmenter les normes de travail dans tout un atelier.


 


 


 

Parfaitement aliéné, il illustre aussi ce phénomène sur lequel Elio Petri médite depuis longtemps : "Les plaisirs de l’exploiteur deviennent les joies de l’exploité. "Qu’un Agnelli voyage dans un yacht de je ne sais quel tonnage remplit de satisfaction le cœur de ses ouvriers" (1). Aliéné même de sa vie sexuelle par l’abrutissement industriel, il la sublime dans sa machine (la machine de son patron), accélérant ses cadences dans l’excitation d’une imagination érotique. Il s’agit bien, comme l’a dit Elio Petri dans sa conférence de presse, non pas d’un film sur le militant d’un parti ou d’un groupe, mais d’un film sur "l’ouvrier" en général, destiné à appeler la réflexion et la discussion. Que cet ouvrier soit au départ un crétin politique dépourvu de toute conscience de classe, est une donnée initiale capitale parce que, malheureusement, elle l’identifie à beaucoup d’autres : elle permet de poser les problèmes les plus importants d’une société industrielle néo-capitaliste, pas seulement le problème économique des cadences et des primes, mais celui de l’intoxication psychologique par la classe dominante.


 


 


 

L’esprit vient à Massa du jour où l’un de ses doigts le quitte, dévoré par sa machine. Dès lors le film devient l’image des luttes ouvrières et des alternatives qui leur ont été données dans les dernières années. À la porte de l’usine, où entrent et d’où sortent, à heures fixes qui ne leur laissent pas le temps de vivre, les travailleurs rassemblés en troupeau, un duel verbal au haut-parleur oppose les dirigeants du syndicat proposant, par des actions limitées, l’amélioration du système des primes, et un petit groupe opiniâtre d’étudiants appelant à la destruction révolutionnaire du système. C’est vers eux qu’ira Massa après son accident, faisant d’un coup le saut du conformisme à la révolution, organisant dans l’usine un petit noyau activiste.


 


 

Cependant (puisque nous sommes en Italie et non en France), la solidarité de ses camarades et du syndicat ne lui est pas refusée : son accident a été le point de départ d’une agitation. Quand il est licencié, sa réintégration est ajoutée à l’ensemble des revendications. Si elle n’est pas obtenue, cela résulte d’un échec (au moins partiel) du mouvement et non d’une trahison. Coupé de l’usine, un peu étranger parmi les étudiants auxquels il conserve son amitié, un moment abandonné par la brave fille sans cervelle avec laquelle il vivait, Massa arrive alors très près de la folie - hanté d’ailleurs par le cas du vieil ouvrier Militina que l’usine a conduit à l’asile.


 


 


 

Le paradis où ira la classe ouvrière, c’est un rêve que raconte Massa. Ce paradis était derrière un grand mur ; au-delà de ce mur les privilégiés de ce monde ; devant le mur Massa et ses camarades, et Militina. Pour atteindre le paradis, il fallait abattre le mur. Bien que Elio Petri ne se prononce pas entre les courants du mouvement ouvrier, il est difficile de ne pas comprendre que ce mur exclut tout réformisme, que la seule solution (abattre le mur) est révolutionnaire.


 


 


 

Pour affronter tous ces problèmes, apporter toutes ces données de la condition ouvrière, de la lutte ouvrière, la plus actuelle, Elio Petri a choisi le ton de la comédie -, d’une comédie aux effets très appuyés, volontairement grossiers, truculents. Il introduit, pour représenter la vie privée de Massa, de courts fragments de comédie de mœurs parfois grivois qui ne semblent pas indispensables. Il se peut, puisque le cinéaste dit son attachement à la pensée de Wilhelm Reich, qu’il ait conçu tout cela comme la partie nécessaire d’un tout.


 


 

On ne peut en tout cas pas douter du sérieux d’un homme comme lui à travers son rire. "Le but que nous avons poursuivi, écrivait-il il y a dix ans, a toujours été - même dans les moments de confusion et de panique idéologique - de ramener le travail sur le film à un travail sur la société" (1). Mais Rabelais, à travers son grand rire, parle des problèmes les plus importants de son temps, et pourtant, beaucoup ne voient en lui qu’un amuseur.


 


 

La valeur curative du rire reste problématique. La finalité de l’entreprise de Elio Petri est que son film, avec le contenu explosif dont il est chargé, aille au public et passe dans le public. Le danger est que le rire désamorce la charge explosive de réflexion. Le problème existe. Mais que faire ? Ou bien rester confiné dans un public restreint et convaincu d’avance, pour ne pas risquer de manquer une cible qui dès lors devient fantômatique ? Ou bien prendre les gens où ils sont et comme ils sont : s’adresser à tous les Massa-première-manière en pensant qu’on leur fera au moins faire quelques pas vers la conscience désaliénée du second Massa.

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°64, juillet-août 1972

1. "Elio Petri, Le cinéma italien : crise ou vitalité ?", Jeune Cinéma n°27-28, janvier 1968.


La classe ouvrière va au paradis (La classe operaia va in paradiso). Réal : Elio Petri ; sc : E.P. & Ugo Pirro ; ph : Luigi Kuveiller ; mont : Ruggero Mastroianni ; mu : Ennio Morricone. Int : Gian Maria Volonté, Mariangela Melato, Salvo Randone, Gino Pernice, Luigi Diberti (Italie, 1971, 125 mn).



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