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Flats (the) (2024)
de Alessandra Celesia
publié le mercredi 5 février 2025

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°434-435, février 2025

Sélection officielle Visions du Réel 2024

Sortie le mercredi 5 février 2025


 


Alessandra Celesia est une cinéaste originaire du Val d’Aoste qui, depuis près de trente ans, vit à Belfast, où elle est mariée avec le metteur en scène et producteur John Mcllduff. Dans son œuvre, qui compte une quinzaine de documentaires, réalisés à Naples, à Paris et en Irlande, on peut distinguer deux films qui nous mettent sur la piste de The Flats. L’un est 89, avenue de Flandre (2008), tourné dans une barre HLM de notre capitale, qui montre la solitude urbaine mais aussi l’entraide entre voisins. Le second est The Librarian of Belfast (2011) qui présente une galerie d’originaux, dont un punk amoureux des livres.


 


 


 

Nous sommes encore dans la Belfast d’après-guerre civile, dans le quartier catholique des Lodge, bastion de la lutte contre les forces de l’Ulster. Tout en témoigne encore : les immeubles années soixante-dix, les logements avec leurs tapisseries défraîchies, l’atmosphère poisseuse rendue par le grain de l’image. Le sujet : les effets post-traumatiques de ce que pudiquement on nomme "les Troubles" qui secouèrent l’Ulster de 1980 à 1998.


 


 

Au centre du film, Joe, qui lança son premier cocktail Molotov à 9 ans et demi et fit pas mal de prison "comme tout soldat qui se respecte". On le voit s’adresser, en se tordant de douleur, à sa psychothérapeute Rita. Il n’en dit pas moins qu’il est fier d’avoir tué, qu’il y a été contraint. Se joignent bientôt à la séance informelle deux voisines, Angie, la mère et Jolene, sa fille, qui chante dans les pubs. Une autre fille, comateuse, est clouée au lit depuis trois ans à la suite d’une overdose. Les femmes ne parlent pas de la cause. Elles se contentent d’évoquer les coups que leur administraient leurs conjoints. Au point qu’Angie avoue avoir dérobé une arme de l’IRA, qu’elle cachait dans son four, avec laquelle elle tira sur son époux afin de mettre un terme aux raclées quotidiennes (1).


 


 


 

Comme une ethnologue, Alessandra Celesia s’est d’abord familiarisée avec son terrain. Elle a mis sept ans à préparer The Flats, tant il lui semblait important de pénétrer dans l’intimité des êtres qu’elle étudiait, "car les films sur cette période sont légion". Le film n’est pas d’un abord facile. On a du mal à s’y retrouver entre les différents intervenants car il vit sur plusieurs temps : Sean, un petit rouquin de 10 ans, joue le rôle de Joe enfant, par exemple au moment crucial où l’on ramena à la maison le corps du jeune oncle de celui-ci, abattu par l’Ulster Volunteer Force.


 


 


 

Le passé fait constamment irruption jusque dans le corps de l’ancien combattant : "It hurts, Rita". Celle-ci sort de la neutralité thérapeutique. Elle se souvient de la grève de la faim de Bobby Sands (1981). Et raconte comment son père fit mettre ses filles en rang pour aller rendre hommage au martyr de Long Kesh et à ses compagnons (2). Les différents événements sont relatés rapidement, sans temps morts, ils ne sont pas toujours expliqués. Vers la fin du film, on aperçoit, sur l’écran de télévision, un cercueil couvert de fleurs sur le tarmac de l’aéroport d’Édimbourg. On comprend après-coup qu’il s’agit de celui de la reine Elizabeth, acheminé du château de Balmoral en Écosse à l’abbaye de Westminster. Le cercueil est un des leitmotive du film. Il est repris, sur le mode de la variation, dans la séquence où Angie et Jolene, soucieuses de leur beauté, hissent une cabine de bronzage dans leur appartement.


 


 

Selon la critique anglo-saxonne, Alessandra Celesia a peut-être été inspirée par le film The Act of Killing (2013), dont l’auteur, Joshua Oppenheimer, incita les pires bourreaux des purges anticommunistes de Suharto, en Indonésie, à jouer leur propre rôle devant la caméra. Ils devaient emprunter les traits de leurs héros cinématographiques préférés (3). Toujours est-il qu’elle suggéra à Joe l’idée de la réactivation de la mise en bière de son jeune oncle. Joe accepta et prit la place du mort. Le "re-enactment" du trauma permit d’amorcer un processus de catharsis. Cette théâtralisation est aussi vieille que l’Antiquité grecque et les tragédies de Shakespeare. Peter Weiss l’illustra en 1964 dans Marat-Sade (4). Pour la psychologie clinique, cette intuition est à l’origine du psychodrame, inspiré par la pratique de Sándor Ferenczi et théorisé par Jacob Moreno.


 


 


 

En documentariste du temps passé, Alessandra Celesia utilise des archives de la télévision, perpétuellement allumée dans les appartements de ses intervenants et donc incorporées à l’histoire de leur vie. La violence qui s’y manifeste est focalisée sur des groupes d’enfants ou d’adolescents défiant des militaires surarmés. The Flats innove dans le documentaire par son rythme déconcertant autant que par l’agencement subtil entre réel et dramatisation. Filmant la vie quotidienne, la caméra s’approche au plus près des visages, de leurs contradictions, de leurs émotions. Alessandra Celesia rejoint ainsi la veine des grands dramaturges populaires et politiques irlandais, tels Sean O’Casey ou Brenda Behan.

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n°434-435, février 2025

1. Angie ajoute que, ne pouvant confier son mari aux Urgences, elle dût prévenir les infirmières de l’IRA. "C’était, heureusement, pendant la grève de la faim. Si on avait appris le vol, j’étais morte".

2. Cf. "Hunger", Jeune Cinéma n°319-320, automne 2008.

3. Hypothèse soutenue, entre autres, par le critique du Guardian, Peter Bradshaw.
Pour répondre à la critique d’un universitaire, qui lui reprochait une absence de contexte historique, Joshua Oppenheimer, déclara : "Le film n’est pas essentiellement à propos des événements de 1965. Il concerne un régime où, paradoxalement, le génocide a été effacé tout en étant célébré, afin de garder les survivants dans un état de terreur, de prolonger le lavage de cerveau public et de permettre aux bouchers de vivre avec eux-mêmes" Melvin, Jess (April–June 2013) "An Interview with Joshua Oppenheimer", Inside Indonesia. Nous sommes, on le voit, éloignés du propos de Alessandra Celesia qui ne propose pas à Joe un masque mais la possibilité d’une symbolisation.

4. Titre complet : La Persécution et l’assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l’hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade. Le film de Peter Brook, une captation de sa propre mise en scène avec la Royal Shakespeare Company, date de 1967.


The Flats. Réal, sc : Alessandra Celesia ; ph : François Chambe ; mont : Frédéric Fichefet ; mu : Brian Irvine (Irlande-Grande-Bretagne-France-Belgique, 2024, 114 mn). Documentaire.



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