par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe
Sélection officielle du Festival international du film de Toronto 2024
Récompensé au Festival du film de Turin 2024
Sortie le mercredi 12 février 2025
Le cinéaste et producteur Rashid Masharawi est à l’origine du film From Ground Zero, une anthologie de 22 courts métrages sur la vie quotidienne dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre 2023 et qui en narre les "histoires non racontées"(1). Invité au festival de Taormine, il déclara à la presse : "J’ai commencé à faire du cinéma dans les territoires occupés il y a plus de 30 ans. Je souhaite protéger le cinéma contre l’occupation israélienne. Le cinéma ne doit pas seulement être une réaction, mais une action" (2).
Ne souhaitant pas intervenir lui-même, il confia la réalisation à vingt-deux réalisateurs, jeunes et moins jeunes, hommes et femmes. Certains venaient du documentaire, d’autres de la fiction, de la photographie, des arts plastiques ou de la danse. Parmi eux, un cinéaste issu de l’animation et un marionnettiste. Masharwi ne s’étend pas sur les difficultés logistiques rencontrées, mais il signale les problèmes qu’il fallut affronter en post-production : "Incorporer vingt-deux films dans une seule œuvre fut un défi majeur au niveau du montage, personne ne tournant avec la même caméra, avec le même équipement, même le son est différent".
En ouverture, la très photogénique Reema Mahmoud présente Selfie (7’48). La cinéaste est aussi actrice de son propre film. On la voit assise au bord de la mer, un cahier et un stylo à la main. En voix off, elle nous raconte sa vie quotidienne depuis qu’elle a dû fuir sa maison : sa vie dans le village de tentes, le manque d’intimité la nuit, les longues files d’attente pour faire sa toilette le matin. Malgré tout, elle se maquille soigneusement, puis sort de la ville pour voir si sa maison, située près de la frontière égyptienne, est encore debout. Sur place, elle se rassure, mais à l’intérieur, elle constate que la soldatesque est passée par là. De retour à Gaza, la jeune femme reprend sa place sur la plage, arrache la page qu’elle vient d’écrire, la plie en quatre et l’introduit dans une bouteille en plastique qu’elle lance dans les vagues. La mer qui symbolise la beauté et l’évasion sera présente à plusieurs reprises. La lettre, c’est le selfie qu’elle adresse au public.
La question de la capacité que donne l’art de résister ou de soulager est fréquemment évoquée. C’est particulièrement le cas dans Sorry, Cinema (6’56) de Ahmed Hassouna, documentariste qui était sur le point de tourner sa première fiction. Un vrai cinglé du cinéma et de ses paillettes. Mais il a dû renoncer pour s’occuper de ses enfants, tenter de survivre, de les nourrir.
Le cas de la réalisatrice Etimad Washah est plus grave. Elle commence à raconter dans Taxi Wanissa (4’48) l’histoire de la vaillante ânesse Wanessa qui tire la carriole de son maître, transportant clients et paquets. Puis le film s’arrête brusquement, la réalisatrice sort du cadre et explique qu’elle n’a pas pu terminer, tant elle était éprouvée par la mort de sa sœur et de son beau-frère.
Dans Soft Skin de Khamis Masharawi (7’54), au contraire, nous faisons connaissance avec un groupe d’enfants qui "ne peuvent plus dormir depuis que maman a écrit leur nom sur leur bras". Craignant de ne pas reconnaître le corps de leur enfant au cas où il succomberait, les mères ont inscrit leur nom sur leur "peau douce". Les bambins se sentent promis à la mort. Un artiste et pédagogue fait renaître l’espoir en les invitant à dessiner les immeubles qui s’écroulent, les avions qui bombardent, puis à coller des découpages articulés sur du papier pour réaliser un film d’animation. Cette séquence est la plus apaisée, la plus harmonieuse, de From Ground Zero.
Autre variation dans Hell’s Heaven (4’47) de Karim Satoum, un des rares épisodes à cultiver l’humour noir. Un garçonnet tape furieusement sur une batterie de casseroles et boites de conserve, avant que le protagoniste ne se couche dans ce qui ressemble fort à une fosse tombale, enveloppé d’un suaire.
Le rapport pédagogique et humain entre adultes et enfants est privilégié. Dans The Teacher (5’15) de Tamer Nijim, on voit un enseignant expliquer à de jeunes enfants qu’il va en ville, chercher du pain, de l’eau et tenter de recharger son smartphone. Ses trois projets échouent : plus d’eau, plus de pain, impossible de charger le portable. Sur la route du retour, il est abordé par un de ses anciens élèves qui lui propose de lui rendre service. Non, répond-il, j’ai tout ce qu’il me faut et il prend congé, avec de dignité.
Plus poignant encore est School Day (3’09 ) de Ahmed Al Danaf. Un jeune garçon prépare son cartable avec soin, y range livre et cahiers. Sauf que l’école n’existe plus. Il s’assied à côté d’un carton indiquant le nom et la date de la mort de son enseignant assassiné.
Constante l’omniprésence des ruines et des gravats. Hommes et femmes, sont pris au piège sous les décombres. Dans 24 Hours (6’02) dirigé par Alaa Damo, un jeune homme, visiblement en état de choc, raconte comment il a été visé à quatre reprises, en l’espace d’un jour et d’une nuit, perdant ses parents et sa famille élargie.
Mais le court-métrage le plus saisissant dans son effet de suspense, dans sa fin abrupte, est No Signal (4’19) de Muhammad Al Sharif. Un homme appelle son frère, Omar, prisonnier de l’amas de pierres qui était la maison familiale. Après un échange un peu vif entre un ramasseur de petit bois qui considère la zone comme son terrain et le frère d’Omar, qui s’avère être le propriétaire de la maison bombardée, arrive une petite fille qui veut aider son oncle à retrouver son papa. Inséparable de son téléphone, elle appelle son géniteur et croit entendre une voix. Mais l’appareil s’éteint. "Viens, nous reviendrons demain", lui dit l’oncle qui la prend dans ses bras.
Il nous faut également citer le minimaliste Recycling (3’15) de Rabab Khamis qui montre en un temps record tout ce que l’on peut faire avec un seul bidon d’eau : laver sa fille, faire la vaisselle, nettoyer par terre, arroser les plantes.
Et pour clore ce florilège de sketches, le splendide The Awakening (4’50) de Mahdi Kreirah, directeur d’un théâtre de marionnettes à Gaza. Des marionnettes à fils, à tête faite de papier mâché, peinte de couleurs primaires, le corps constitué de boîtes de conserves, les jambes et les pieds de boîtes de sardine. Elles parlent, car c’est une pièce de théâtre. Un homme revient de guerre, il ne reconnaît ni sa femme, ni son fils qui n’avait pas encore vu le jour, en 2014, quand il est parti. Il a perdu la mémoire. Le fracs d’un bombardement le fait revenir au présent. "C’est ainsi en Palestine. Une explosion nous fait partir. Une explosion nous fait revenir". Derrière un drap tendu, le metteur en scène ajuste les mécanismes de ses personnages. La scène a une grandeur shakespearienne.
Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe
* Tous les titres (Institut du Monde arabe-IMA).
1. Le sous-titre du film est : The Untold Stories from Gaza.
2. "Palestinian Director Rashid Masharawi on producing 22 short films in Gaza during the war", Variety, July 16, 2024.
From Ground Zero. Réal : Aws Al-Banna, Ahmed Al-Danf, Basil Al-Maqousi, Mustafa Al-Nabih, Muhammad Alshareef, Ala Ayob, Bashar Al Balbisi, Alaa Damo, Awad Hana, Ahmad Hassunah, Mustafa Kallab, Satoum Kareem, Mahdi Karera, Rabab Khamees, Khamees Masharawi, Wissam Moussa, Tamer Najm, Abu Hasna Nidaa, Damo Nidal, Mahmoud Reema, Etimad Weshah, Islam Al Zrieai ; prod : Rashid Masharawi, Michael Moore & Laura Nikolov ; mu : Naseer Shamma ; mont :
Pauline Eon & Denis Le Paven (Palestine-France-Qatar-Jordanie-Émirats arabes unis, 2024, 113 mn).