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Genet à Chatila (1999)
de Richard Dindo
publié le samedi 15 février 2025

par Heike Hurst
Jeune Cinéma n°262, mai 2000

Sélection officielle du Festival de Locarno 1999

Sortie le mercredi 19 avril 2000


 


Jean-Paul Sartre disait, dans Réflexions sur la question juive, que ce qu’il aimait chez ses amis juifs, c’était leurs qualités d’opprimés. Si ce discours vous semble politiquement incorrect, alors vous n’aimerez ni le dernier livre de Jean Genet, ni le documentaire que Richard Dindo a fabriqué à partir des textes, en allant à la rencontre des hommes et des lieux qui sont à l’origine des écrits de Jean Genet sur Chatila (1).


 

Quand il se rend à Beyrouth, en septembre 1982, à l’invitation de Leila Shahid, Jean Genet se sait atteint d’un cancer à la gorge. Il visite le camp de Chatila au lendemain du massacre. L’horreur entrevue, l’envie de témoigner fondent son texte "Quatre jours à Chatila" publié immédiatement dans la Revue des études palestiniennes. Désormais il écrira sur la Palestine et ce sera le sujet de son dernier livre, Un captif amoureux (2). Il y travaillera jusqu’à sa mort, écoutant le "Requiem" de Mozart. C’est pourquoi ce sera l’unique musique du film de Richard Dindo. Pour la même raison, le film s’ouvre et s’achève en montrant la tombe de Jean Genet.


 

Puis ses images nous transportent en Jordanie, haut lieu d’une Palestine mythique disparue. Richard Dindo fait lire des passages du livre de Jean Genet à une jeune femme qui visitera les lieux, établissant le dialogue entre les vivants, l’écrivain disparu et leurs morts. "Le Ciel, comme seul lieu commun, la Terre comme seul lieu pour vaincre, mourir ou trahir". Le documentaire de Richard Dindo se saisit du défi formulé par l’écrivain : "Il y a des choses qu’on a vues qu’on ne pourra jamais dire avec les mots", car il aime à se définir comme "cinéaste lecteur".


 

Le cinéaste dit : "Ma philosophie à moi, ce que je pense du monde, ce que je pense du cinéma, elle est contenue dans l’œuvre de l’écrivain sur lequel je travaille. [...] Parfois je me mets à la place de l’écrivain, dans ses traces, je regarde le monde avec ses yeux, je parle avec ses mots. Dans Genet à Chatila, je ne voulais pas être seul avec lui. J’avais peur. [...] Je prends une jeune femme avec moi qui lit son livre, qui écoute sa musique dans mon film et qui m’aide un peu à communiquer avec lui et à fabriquer mon film".


 


 

Malgré toutes ces précautions, une scène d’une extrême violence se trouve au centre du film. Richard Dindo montre une bande vidéo du massacre aux survivants du camp. "Ils avaient su que j’avais une bande vidéo avec moi. Ils voulaient voir leurs morts. Ils n’avaient jamais vu les images filmées de leurs morts. Un responsable politique qui nous a accompagnés à travers le camp me l’avait dit. Car il fallait travailler avec les responsables politiques pour avoir les autorisations".


 

"J’ai donc organisé une projection. D’une part pour montrer à mon spectateur les images des morts, ces images terribles, mais aussi pour les montrer aux autres afin de les confronter avec cette terrible réalité montrée par les images. Parce que les gens ont besoin d’images pour croire. [...] Moi, je crois beaucoup à la force de l’image document qui nous prouve même l’inimaginable. Et c’est pourquoi je leur ai montré ces images. Ils ont pleuré quand ils ont vu leurs morts".


 

"Par exemple, cette femme en rouge qui avait perdu sa petite sœur. Elle a pleuré en voyant comment on les a enterrés. Ça m’a donné l’idée d’aller filmer aussi le cimetière qui n’est pas un cimetière et dont ils souffrent. Car les garçons qui jouent au foot sur le sable, ce ne sont pas des Palestiniens, ce sont des Syriens. Jamais les Palestiniens ne joueraient au foot sur les corps de leurs morts. C’est doublement douloureux pour eux : vivre dans ce camp où sont enterrés leurs morts et regarder comment des Syriens, des étrangers, des occupants jouent au foot sur leurs cadavres, c’est inimaginable. C’est une des douleurs immenses de ce peuple de Palestine, ils n’ont pas de cimetière, ils ne peuvent pas vivre avec leurs morts et ils ont perdu leur patrie".


 

"Chatila, c’est en même temps le réel et sa métaphore. Ça renvoie toujours à ce qu’on peut montrer et à ce qu’on ne peut pas montrer. Le massacre de Chatila, ce n’est pas seulement un massacre, c’est aussi une métaphore de la volonté de détruire le peuple palestinien. Tous les massacres dans le monde ont toujours eu le même but : faire comprendre aux minorités qu’ils doivent partir d’ici. Les Israéliens sont entrés au Liban parce qu’ils voulaient en chasser tous les Palestiniens. Les massacres de Sabra et Chatila étaient préparés en accord avec les Israéliens. Il est même probable qu’ils aient participé aux massacres. Je n’ai pas osé le dire parce qu’il n’y avait pas de preuves. Mais les Palestiniens me l’ont dit. Officiellement, c’étaient des milices chrétiennes du Sud, mercenaires d’Israël et les phalangistes de Beyrouth. En tous cas, ils ont agi en accord avec les Israéliens. [...] Et c’est pourquoi j’ai toujours cru à la force des images comme une preuve de réalité".

Heike Hurst
Jeune Cinéma n°262, mai 2000.
Propos recueillis à Locarno en août 1999.

1. Le massacre a été perpétré du 16 au 18 septembre 1982, envers des Palestiniens des camps de réfugiés de Sabra et Chatila situés à Beyrouth-Ouest, par les milices chrétiennes des phalangistes, lors de la guerre civile libanaise (1975-1990) et l’intervention israélienne au Liban (1982). Le massacre aurait fait entre 700 et 3 500 victimes, selon les sources.

2. Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, 1946 ; Jean Genet, "Quatre Heures à Chatila", in La Revue d’études palestiniennes, n°6, hiver 1983, éditions de l’Institut d’études palestiniennes. Réédition dans Albert Dichy, éd., L’Ennemi déclaré, Paris, Gallimard, 1991 ; Jean Genet, Un captif amoureux, Paris, Galimard, mai 1986.


Genet à Chatila. Réal, sc : Richard Dindo d’après Jean Genet ; ph : Ned Burgess ; mont : R.D., Rainer Trinkler & Georg Janett ; mu : Requiem de Mozart. Avec Mounia Raoui, Leila Shahid, et en voix off Jean-François Stévenin (France-Suisse, 1999, 98 mm).



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