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Buffalo Bill et les Indiens (1976)
de Robert Altman
publié le mercredi 19 février 2025

par Claude Benoît
Jeune Cinéma n°98, octobre 1976

Sélection officielle En compétition de la Berlinale 1976
Ours d’or

Sorties les mercredis 8 septembre 1976 et 19 février 2025


 


Avec Buffalo Bill et les Indiens, Robert Altman poursuit son entreprise de démystification, et pousse la dérision plus loin encore qu’il ne l’avait poussée jusque-là. Les cibles, cette fois, sont un spectacle (le cirque) et une légende (Buffalo Bill). Le monde du cirque, le fameux "VVild West Show" de Buffalo Bill, est mis en pièces sous tous ses aspects (sur le plan du spectacle, de ses rouages, de sa vie économique, de sa valeur éducative). La légende de Buffalo Bill est détruite parce que "le chasseur de bisons", le "tueur d’Indiens" laisse ici la place à l’organisateur de spectacles, au metteur en scène borné, au cabotin colérique, et aussi par la façon très ironique dont Paul Newman campe le héros.


 

Détruisons tout de suite une idée déjà reçue : Buffalo Bill et les Indiens n’est pas un western. Certes, le film s’ouvre sur une séquence de western, comme on en réalisait il y a plus d’un quart de siècle. Des pionniers, réfugiés dans leur ferme en feu, tombent aux mains de Peaux-Rouges sanguinaires qui les tuent et les scalpent. Mais la caméra opère un mouvement de zoom arrière très ample, et l’on découvre qu’il s’agit d’une répétition de l’un des numéros du cirque, que les pionniers sont des figurants, et les Indiens même pas des Indiens. Le chapiteau gigantesque, tel qu’on le perçoit, est installé à flanc de montagnes, dans un paysage de l’Ouest, et ces contreforts montagneux sont la seule illusion du western que l’on aura.


 


 

L’histoire de l’Ouest, en effet, se passe au cirque (avant, pendant et après les représentations), et malgré les rodéos, les tireurs d’élite, et les attaques de diligence reconstituées, tout cela n’a rien à voir avec le western. On pourrait avoir une séquence de western, une fois, quand Sitting Bull et les siens, ayant quitté le camp, se dirigent justement vers les montagnes, et quand Buffalo Bill, ayant laissé ses oripeaux de bateleur de foire pour l’uniforme du pisteur d’Indiens, se lance à sa poursuite à la tête d’un "posse ", mais cette séquence, Robert Altman la suggère, la dessine, la met en place, pour mieux la démolir. Les westerners rentrent bredouilles et les Indiens sont simplement allés méditer sur la montagne.


 


 

Buffalo Bill dirige le cirque lui-même. Il est assisté de Nate Salsbury (Joël Grey), le producteur et principal organisateur, du Major John Burke (Kevin McCarthy), l’agent de publicité, de Ed Goodman (Harvey Keitel), son neveu et son homme de confiance, de Prentiss Ingraham, un journaliste (Allan F. Nicholls). Ce sont eux qui font le cirque, tous ensemble, ils forment un tout. Et ce sont leurs chassés-croisés constants, leurs accords, leurs désaccords, leurs différences de point de vue, qui permettent de démonter les rouages bien huilés du spectacle (ainsi que les grains de sable qui, de temps à autres, s’y déposent : voir le différend qui éclate entre Annie du Far West, la tireuse d’élite, et son partenaire). Mais le cirque marche bien, avec son lot de numéros pseudo-réalistes, simplistes, patriotards, racistes, et ce n’est pas ce farceur de Ned Buntline (Burt Lancaster), bâtisseur et démolisseur de légendes - "Eh, Buffalo Bill, ce fut le coup de génie de ma vie de t’avoir inventé" -, bavardant interminablement au saloon, qui risque de l’arrêter.


 


 

La destruction définitive de l’univers du cirque, et du spectacle 100 % américain donné par Buffalo Bill et sa troupe, ne peut venir que de l’intérieur. Et elle viendra de ceux-là même que Bill Cody a contribué à affamer et, dit-on, à tuer en grand nombre : les Indiens. Leur arrivée va transformer à la fois la nature du spectacle et l’organisation du cirque. Les Indiens, qui sont les seuls membres de la troupe à l’égard desquels la dérision de Robert Altman ne s’exerce pas - ils sont parfois comiques, mais ils ne sont jamais dérisoires -, sont représentés par deux personnages : Sitting Bull, le Grand Chef, aussi légendaire que Buffalo Bill mais, lui, est un vaincu, silencieux, fier, indomptable et William Halsey ( Will Sampson, l’acteur indien de Vol au-dessus du nid du coucou (1975), son interprète, qui manie la dialectique avec une telle habileté que les organisateurs blancs en perdent leur sang-froid.


 


 

À peine arrivés dans les limites du camp, les Indiens sèment le désordre. D’abord, ils refusent de s’installer dans le campement de Buffalo Bill et vont planter leurs teepees de l’autre côté de la rivière, qu’ils traversent plusieurs fois par jour sans se mouiller, alors que les blancs y ont perdu hommes, chevaux et chariots. Ensuite, ils changent la teneur de leurs numéros, refusant de jouer aux méchants Indiens pour l’édification des écoliers américains. Cette attitude de refus culmine lors de la représentation spéciale offerte au Président des États-Unis, Grover Cleveland, pendant laquelle Sitting Bull braque son fusil sur le Président, fait mine de tirer, et s’en va en souriant. Enfin, ils fichent le camp du camp, sans autorisation, alors qu’ils sont censés être prisonniers, et ridiculisent Buffalo Bill et leurs poursuivants blancs.


 


 

Robert Altman dit ainsi clairement où va sa sympathie. Le retour du Peau-Rouge, annoncé par Leslie Fiedler dans son essai (1), n’a peut-être jamais été aussi flagrant que dans Buffalo Bill et les Indiens, et en tout cas n’a jamais été traité sur un tel mode sardonique. En vérité, c’est superbe. D’où vient cependant que l’on éprouve un sentiment d’insatisfaction ? Peut-être de ce que le cinéma de Robert Altman est devenu "inflationniste" : il y a plein de choses dans ses films, de plus en plus de choses, trop. Certes, on est subjugué par sa maîtrise et son talent de metteur en scène, mais on déplore la perte d’une partie de son originalité. Car il faut plus de génie pour réussir California Split (1974), son chef-d’œuvre, avec seulement deux personnages qui n’ont entre les mains que des cartes à jouer, des journaux de courses, ou un ballon de basket, que de réaliser Nashville (1975) avec vingt personnages et des guitares. Plus de génie, aussi, pour restituer fidèlement l’esprit des romans de Raymond Chandler tout en signant une œuvre complètement personnelle comme Le Privé (1973), que pour torpiller, de façon éblouissante, sans doute, un spectacle de cirque, comme dans Buffalo Bill et les Indiens. Les prochains films de Robert Altman seront tous des événements. On ne les attend pourtant plus avec la même impatience, car on ne croit pas qu’ils puissent surprendre à nouveau.

Claude Benoît
Jeune Cinéma n°98, octobre 1976

1. Leslie Aaron Fiedler, The Return of the Vanishing American New York, Stein and Day, 1968. Le Retour du Peau-Rouge, traduction de Georges Renard, Paris, Seuil, 1971.


Buffalo Bill et les Indiens (Buffalo Bill and the Indians) aka Sitting Bull’s History Lesson. Réal : Robert Altman ; sc : R.A. & Alan Rudolph d’après Arthur Kopit ; ph : Paul Lohmann ; mont : Peter Appleton & Dennis M. Hill ; mu : Richard Baskin ; déc : Dennis J. Parrish ; cost : Anthony Powell. Int : Paul Newman, Geraldine Chaplin, Burt Lancaster, Harvey Keitel, Joel Grey, Kevin McCarthy, John Considine, Robert DoQui, Mike Kaplan, Bert Remsen, Allan F. Nicholls (USA, 1976, 123 mn).



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